Frankenstein, conte très actuel
Le projet de Mark Grey, Alex Ollé et Julia Canossa i Serra à la Monnaie de Bruxelles jette un pont entre le roman de Mary Shelley et notre époque. L’œuvre est musicalement irréprochable.
En 2011, Alex Ollé, l’un des six directeurs artistiques de la Fura dels Baus (collectif catalan créé en 1979) entra en discussion avec Peter de Caluwe, le directeur du théâtre de la Monnaie pour créer un nouvel opéra à partir du Frankenstein de Mary Shelley. Nous pouvons aujourd’hui voir le résultat de cette épopée.
Revisiter cette œuvre, c’était l’occasion pour les concepteurs du projet, de s’interroger sur ce qui en fit sa puissance et en quoi le conte fantastique de l’écrivaine anglaise résonne étrangement avec notre époque. Lorsqu’elle s’attaque à cette drôle d’histoire, nous sommes en 1816. Une période de grands bouleversements vient de s’achever avec la Révolution française et la science réalise des expériences électriques sur des corps morts. Les esclaves africains sont considérés comme des sous-hommes, des « créatures » dont l’humanité est niée.
L’ouvrage de Mary Shelley a évidemment une dimension fantastique ; elle est également humaniste et philosophique. La créature du roman lit ainsi « the paradise lost », le poème de John Milton qui proclame (c’est Adam qui parle) « T’ai-je demandé, Créateur, de façonner mon argile en homme ? T’ai-je sollicité de m’arracher aux ténèbres ? ».
Car, c’est bien l’histoire d’un créateur, Victor Frankenstein, qui n’est pas femme pour engendrer et que Mary Shelley rapproche du Créateur-Dieu ; sa créature ne sera jamais dotée d’un nom. Le roman interroge lequel du scientifique ou de sa chose est le plus monstrueux.
Au début du roman, Frankenstein est à la poursuite de cet être dans les glaces de l’Arctique.
Nous sommes dans le futur et le début de l’opéra se situe au pôle où des explorateurs retrouvent, dans la glace, un être repoussant. Le réchauffement climatique est à l’œuvre et commence à livrer des souvenirs depuis longtemps emprisonnés dans les glaces. La science s’est enrichie, et la technologie de ces hommes et femmes permet de visiter le cerveau de la créature pour replonger au XIXe siècle dans l’univers de Mary Shelley.
Entre temps, le monde n’a pas forcément bien évolué sur le regard à l’autre, au différent, à celui qui est à la marge de l’ordre dominant. Le monstre, le paria d’aujourd’hui est toujours objet de haine et d’exclusion. La créature de Shelley dit « la misère a fait de moi un démon ».
En voulant faire le pont entre deux époques, deux univers si proches, si différents, Julia Canossa i Serra rajoute une couche de sédimentation supplémentaire à une histoire déjà lourde. Si, en première partie, cela peut paraitre un peu artificiel, la seconde partie assure la cohérence et l’effarement des hommes modernes devant le sacrifice de la créature apparait in fine comme une conclusion définitive à l’histoire. En continuité du roman, elle fait référence tant à Milton qu’au mythe grec de Prométhée, celui qui osa défier les Dieux (comme Frankenstein le fit en prétendant jouer au Dieu Créateur).
Toute contemporaine qu’elle est, la musique de Mark Grey n’est jamais hermétique. Il s’en dégage une puissance indéniable en phase avec le roman. Elle présente de nombreuses facettes, des bruits sourds de la pénétration dans les glaces polaires aux dialogues déclamatoires des protagonistes. Elle colle à l’intrigue, est souvent forte et parfois fulgurante. Composée en parallèle du travail des autres « créateurs » de ce Frankenstein actualisé, la partition enveloppe, tout en osmose, le propos du livret et la scénographie.
La mise en scène de Alex Ollé est à la dimension du mythe et du fantastique gothique qui est le sien. Le décor est une copie des ruines enneigées de ce monument érigé à Blizka à la gloire du parti communiste bulgare et photographiées par Thomas Jorion dans son album « Silencio ». Un monde du passé, déserté, fossilisé dans le froid, où les fantômes, comme la créature, vont renaitre progressivement. Ce monde est peut-être même le nôtre en devenir. L’action va osciller entre des moments tout à fait réalistes et d’autres, plus oniriques, notamment lorsque les vidéos de Franc Aleu nous transportent dans le regard du monstre qui va assassiner un enfant.
On sent une distribution totalement au diapason de ce projet ambitieux. Quel trouble nous saisit lorsque l’être difforme prend voix et s’exprime par le timbre si élégant de Topi Lehtipuu ! On est confondu par cette enveloppe si laide qui produit une voix si harmonieuse, expression de sa pureté intérieure qui sera progressivement détruite par la méchanceté des hommes et la folie de Frankenstein. Le ténor donne une dimension presque christique à ce personnage sans nom, mais non sans sentiments nobles.
Scott Hendricks qui incarnait l’immonde Barbana dans Gioconda ici même (lire la critique) passe d’un monstre à un autre et campe un docteur à la voix sombre et dont les variations trahissent les démons intérieurs avec d’étonnants accents. L’explorateur Walton de Andrew Schroeder, ce scientifique du futur qui s’interroge et dissèque la créature à sa façon en pénétrant ses souvenirs, est également remarquable et semble presque le double du délirant docteur. Eleonore Marguerre apporte à son Elizabeth toute la fragilité de la femme totalement victime qui succombera à la folie des hommes qui transforme des êtres purs en assassins en puissance.
On ne peut s’empêcher de saluer les autres artistes de cette réussite qui contribuent par leur talent à faire vivre cette histoire, Christopher Gillett (Henry), Stephan Loges, (l’aveugle et le père), Hendrickje Van Kerckhove (Justine), Willam Dazeley (le juge).
L’orchestre et les chœurs de la Monnaie sont dirigés avec grande précision par Bassem Akiki et Martino Faggiani.
Ainsi, le théâtre de la Monnaie nous présente une œuvre singulière dont la cohérence de l’ensemble est le fruit d’un travail d’équipe qui semble exemplaire et dont le résultat est totalement convaincant. On applaudit la persévérance qu’il a fallu à Ollé, De Caluwe, Grey et Canossa i Serra pour mener cette belle aventure à son terme. Tout comme, on applaudit les interprètes qui, en bout de courses, ont donné vie à ces nouvelles « créatures » que Mary Shelley, si un Docteur Frankenstein se plaisait à la ressusciter, ne renierait surement pas.
© B. Uhlig / La Monnaie De Munt