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Elodie Guezou ouvre le bal de SPRING avec un “Cadavre Exquis” stimulant

Elodie Guezou ouvre le bal de SPRING avec un “Cadavre Exquis” stimulant

06 March 2020 | PAR Mathieu Dochtermann

Du 5 mars au 5 avril, SPRING, le festival des nouvelles formes de cirque en Normandie, porté par la plateforme 2 pôles cirque en Normandie – La Brèche et le Cirque-Théâtre d’Elbeuf, annonce le printemps par la kyrielle de représentations programmées dans toute la région. Le lancement ce faisait ce jeudi, et les propositions vues à Cherbourg tiennent clairement la promesse de la modernité. Entre Cadavre Exquis qui convoque douze metteur.se.s en scène pour un seul spectacle et une seule interprète, et L’âne & la carotte qui questionne puissamment ce qu’est le cirque, on ne peut pas dire qu’on manque de matière à réflexion.

Cadavre Exquis, porté par la compagnie AMA, faisait sa première à l’ouverture de SPRING dans les locaux du Trident scène nationale de Cherbourg: on peut imaginer quelle pression appuyait sur les épaules de l’équipe artistique!

De cette intrigante proposition, on retiendra deux choses, surtout, qui sont les deux fils rouges d’un spectacle qui pourrait être sous certains aspects déroutant, en ce qu’il en dynamite certain des attendus : le procédé, et l’interprète.

Elodie Guezou a en effet invité douze metteur.se.s en scène à écrire un solo de manière collective, pour elle, selon des règles précises. Il s’agit pour la première d’interroger sa condition d’interprète de théâtre et de cirque, non seulement en l’utilisant comme trame de la pièce, mais en l’éprouvant à chaque instant sur le plateau, pliée aux intentions de chaque metteur.se en jeu. En somme, pour elle, c’est le test de la solubilité du « je » dans le jeu, une façon d’utiliser sa condition pour se la réapproprier, avec (im)pertinence. Pour les douze regards invités, qui sont désignés comme les joueurs et les joueuses pendant le spectacle, quelques consignes, principalement celle d’aborder le thème central de l’identité et du regard de l’autre, et de concevoir les 5 minutes qui lui sont accordées en n’ayant connaissance que des 10 dernières secondes de ce qu’a écrit le joueur précédent.

Il en résulte un patchwork de propositions qui ne s’articulent pas toujours les unes avec les autres de la façon la plus heureuse. La faute peut-être à la « règle des 10 secondes », et au fait que certains joueurs opèrent de brusques ruptures de style à la toute fin de leurs 5 minutes, ce qui interdit définitivement tout espoir d’unité. Mais là n’est pas, de toutes façons, l’intérêt du procédé. Ce qui fascine, justement, ce sont les contrastes, les différences de traitement, la façon plus ou moins discrète dont chaque metteur.se en jeu amène dans ses bagages son propre univers. On passe ainsi de la danse à la contorsion au chant, d’une utilisation lourde de la vidéo à sa complète absence, le quatrième mur vole en éclat et se reconstitue tour à tour…

C’est comme un jeu de piste où l’on s’amuse à deviner quel joueur a créé quelle partie de l’oeuvre. Et de constater que certain.e.s ont plus de mal que d’autre à se mettre au service de la proposition de jeu, que la signature individuelle se conserve avec plus ou moins de netteté. Que les passages sont de valeur inégale, et qu’on ne peut l’imputer, de toute évidence, à la seule interprète, plus ou moins bien servie par les propositions dont certaines la relèguent à l’arrière-plan. C’est stimulant pour les neurones, c’est parfois très réussi, et cela convoque immédiatement un regard différent, plus joueur, plus actif, plus critique. En cela, c’est très intéressant. Et il y a des pépites, des moments pleins d’humour ou poignants, qui valent la peine d’être découverts.

En définitive, ce que ce spectacle met en avant, par le biais de ce procédé, c’est l’incroyable palette de talents d’Elodie Guezou : chanteuse, musicienne, danseuse, comédienne, contorsionniste, elle peut jouer en gros plan caméra à la main comme elle peut passer 5 minutes au sol, dans une relative pénombre, à tordre son corps dans des positions qu’on aurait pensé impossibles. Le risque pour elle est énorme, parce que la multiplicité des sollicitations exige d’elle des ruptures brusques et des registres d’expression abyssalement différents d’une minute à l’autre. Elle s’en tire globalement avec bonheur. On admire surtout l’expressivité physique, celle du corps contorsionné et du corps dansant, celle qui passe par l’intelligence du regard, du rapport au sol, du mouvement. Le jeu théâtral et le chant passent globalement sans accrocs, si le clown la met un peu plus en difficulté, ce qui n’a rien d’étonnant quand on connaît la difficulté de la discipline, et qu’on tient compte des perturbations que le procédé utilisé impose.

Ce que le travail collectif dessine d’elle, au final, au-delà de cette palette, c’est en fait son corps, cet instrument de travail parfaitement entraîné, que les metteur.se.s en scène baladent, plient, utilisent tour à tour. La silhouette de ce corps qui se détache. Ses mouvements. Les possibilités qu’il ouvre, les esthétiques qu’il autorise. Le corps fait unité, la forme est la constante qui reste au travers de tous les habillés-déshabillés.

C’est troublant, mais, au travers de ces regards multiples sur elle-même, l’artiste semble trouver (ou éprouver) son identité, tenir une singularité au sein même de la diversité. Peut-être l’épreuve de se mettre au service de ces visions multiples lui offre-t-elle la possibilité de trouver son centre, le point fixe intérieur autour duquel tout son être peut faire pivot.

Cadavre Exquis est une proposition stimulante en même temps qu’intrigante. Elle donne un aperçu de la liberté dans la contrainte, documente le processus de création, fait œuvre pédagogique en même temps qu’elle fait œuvre, tout court. A découvrir, encore, le 5 Mai 2020 à 20h30 au Théâtre de Saint Lô (50).

CADAVRE EXQUIS

Interprétation: Elodie Guezou
Lumière : Alex Hardellet
Musique : Gentien De Bosmelet
Metteur.se.s en scène :
Nicolas Vercken ( Ktha cie) ( Théâtre en espace urbain) 
Matthias Castegnaro ( Vidéaste)
Alexandre Pavlata ( Clown )
Yaelle Antoine ( Cirque féminin)
Mohamed El Khatib ( Théâtre documentaire ) 
Raphaëlle Latini ( Artiste sonore et chorégraphe ) 
Yann Frisch ( Magie nouvelle ) 
Marlène Rostaing ( Chorégraphe )
Alexander Vantournhout ( Circographe )
Florence Deygas ( Créatrice visuelle )
Tatiana Marte ( Chanteuse, auteure, compositrice ) 
Spectateurs 
Regards Extérieurs : 
Marine Jardin
Dimitri Hatton
Voix Off :
Marianne Jamet

Visuel: (c) Nikolas Nidimages

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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