
Otello au Festival d’Aix : Vive le (nouveau) lion de Saint-Marc !
Pour sa 75e édition le Festival d’Aix a programmé plusieurs opéra en version de concert : l’un des plus attendus était Otello de Verdi, où l’on se réjouissait d’entendre Jonas Kaufmann en maure de Venise face au Iago de Ludovic Tézier. Lors d’une soirée mémorable, Arsen Soghomanyan a fait beaucoup plus que remplacer le ténor allemand malade, il s’est taillé une belle place au palmarès des grands interprètes actuels de ce rôle éprouvant.
Depuis quelques mois Jonas Kaufmann était en méforme, et puis le verdict est tombé : le ténor décidait de renoncer à ses engagement pour quelques semaines le temps de soigner par de puissants antibiotiques une infection microbienne à germes résistants.
Pour le concert de Paris le 14 juillet on annonça d’abord Pene Pati, qui lui même dut renoncer et céder la place à Francesco Demuro présent à Paris pour ses derniers Roméo et Juliette. Mais pour l’Otello d’Aix en Provence, on se demandait qui allait pouvoir assurer le rôle du maure face au partenaire régulier de Kaufmann, Ludovic Tézier. Rares étaient dans le public ceux qui connaissaient déjà Arsen Soghomonyan, même si le ténor arménien a déjà interprété ce rôle à Berlin, Munich ou Trieste, et a fait parler de lui comme Hermann de La Dame de Pique en 2022 à Baden-Baden.

Force est de constater qu’en cette unique représentation de concert, l’artiste a plus que convaincu, par sa voix d’airain et son interprétation magistrale, qu’il a toute sa place dans ce rôle sur les plus grandes scènes du monde. Il impressionne par ses aigus très assurés dès son Esultate, répondant à la foudre de la tempête, mais aussi par sa belle vocalité et ses inflexions amoureuses dans le duo avec Desdémone. Un des sommets est ensuite le duo final de l’acte 2, où il déploie une amplitude vocale, tombant à genoux sur un Sangue ! halluciné. Le personnage continuera à évoluer et le ténor arménien campera également magnifiquement la résignation héroique après la révélation de la duperie de Iago, jusqu’au dernier baiser que viendra lui donner son épouse après qu’il se soit poignardé. Même si cette version de concert mise en espace donnait un aperçu de ses talents d’acteur, on a hâte de voir Soghomonyan interpréter le rôle en scène.

Face à ce colosse aux pieds d’argile, Ludovic Tézier compose un immense Iago, d’une vocalité magnifique, sans aucun des excès qu’on entend parfois dans ce rôle, et surtout une incarnation machiavélique absolument remarquable tout au long de l’œuvre. L’artiste déploie toutes les facettes du terrible manipulateur, tour à tour enjôleur, cauteleux, cynique quand il émet un éclat de rire sur “Ecco il leone”. Le baryton bénéficie d’une richesse du timbre idéale et livre un Credo inouï. Il est capable de passer en quelques secondes du pianissimo murmuré au rugissement débordant l’orchestre, sans jamais se départir d’une diction impeccable.

En Desdemona noble et amoureuse, Maria Agresta se hisse à la hauteur de de ce duo masculin impressionnant, même si on peut ponctuellement quelques sons un peu forcés, qui empêchent de ressentir la fragilité du personnage. Elle déploie un timbre lumineux et de magnifiques sons filés dès le duo du premier acte, et délivre une chanson du Saule émouvante, avant un Ave Maria suspendu au bord des lèvres. Son incarnation de la femme victime résignée dans son sort face à la jalousie maladive de son époux force l’admiration.

Les rôles secondaires sont fort bien tenus, notamment le Cassio passionné et élégant de Giovanni Sala, dont la voix lyrique contraste avec celle sombre d’Otello. L’Emilia de la mezzo Enkelejda Shkoza avec une voix large pour ce rôle éphémère, est une présence chaleureuse auprès de Desdemona. Des autres comprimari on retient surtout le Rodrigo bien caractérisé de Carlo Bosi, ainsi que la noble et impressionnante voix de basse d’Alessio Cacciamani en Lodovico.
A la tête des forces du théâtre San Carlo de Naples, Michele Mariotti montre son grand savoir faire en chef lyrique, et réussit à révéler toutes les subtilités de l’orchestration magistrale de Verdi, dont c’est certainement l’un des plus grands chefs d’œuvres. Très attentif aux chanteurs, il sait néanmoins donner toute la place à son rutilant orchestre, mais l’équilibre sonore reste très réussi. Les chœurs bien préparés par l’excellent José Luis Basso sont à la hauteur de cette partition exigeante dont ils savent restituer toutes les facettes, depuis la virtuosité des chœurs du début de l’œuvre (superbe Fuoco di gioia) jusqu’à la puissance écrasante du finale du 3e acte. Tout autant que la distribution soliste exceptionnelle, c’est grâce à la grande habitude de ces forces de théâtre dont c’est le répertoire de prédilection qu’on arrive à magnifier ce type de version de concert. Leur présence était donc largement justifiée pour assurer le succès de cette représentation, et le public chauffé à blanc par cette soirée ne s’y trompe pas en les gratifiant du même triomphe que les chanteurs. Evviva il leon di San Carlo !
Crédits photos : © Vincent Beaume / Festival d’Aix en Provence