
Les Puritains de Bellini à l’Opéra Bastille : pathos “féminin”, empathie “masculine”
Le 7 septembre 2019, l’Opéra Bastille a fêté la dixième représentation de l’opéra de Vincenzo Bellini, Les Puritains, dans la mise en scène quasi-whistlerienne « harmonie en gris » de Laurent Pelly et Chantal Thomas, avec le soprano Elsa Dreisig incarnant la malheureuse Elvira, aimée, plainte et contemplée par toute une pléiade resplendissante de voix masculines : le ténor Javier Camarena en chevalier adoré Arturo, le basse Nicolas Testé en oncle-confident Sir Giorgio, et le baryton Igor Golovatenko en amant rejeté Sir Riccardo Forth.
La femme rendue folle par une déception amoureuse est un sujet fétichisée depuis l’antiquité, de la rage “infanticidale” de Médée à la répugnance et l’annihilation du soi de Phèdre. Conçue en pleine floraison de la période romantique, le personnage d’Elvira double l’héroïne grecque de la pureté angélique et fragilité psychologique d’une Ophélie shakespearienne ; or, n’échappent à cet hybride ni le pathos grecque ni la clairvoyance shakespearienne. En effet, avec sa théâtralité à la Füssli, l’Elvira d’Elsa Dreisig (voir l’entretien qu’elle nous a accordé) fait basculer parfois la production en tragicomédie, et l’on plaint plus facilement son père, son oncle et ses amoureux parce qu’ils ont affaire à un tel « lys de candeur ». Curieusement, c’est justement dans leur présence scénique naturelle et noble que Dreisig retrouve son équilibre dramatique et vocal : stabilisée par le duo avec Nicolas Testé à la fin du premier acte, Dreisig gagne en crédibilité et subtilité d’expression tout au long du deuxième et troisième acte : un revirement impressionnant qui fait entendre toute la rondeur et la douceur lyriques de ses rêveries plaintives ainsi que la richesse débordante et jubilatoire de ses aigus clairs et solides. Émue par cette évolution dramatique et vocale en live, l’audience, pensivement silencieuse au premier entracte, termine par gratifier Dreisig de « bravos » et d’applaudissements enthousiastes.
Mais Les Puritains, c’est aussi un conte d’amour pour la femme-fille et pour la femme-patrie : de ses sentiments surgissent quelques uns des plus émouvants duos masculins. Au début du deuxième acte, absorbés par une contemplation angoissée et impuissante des errances désorientées d’Elvira, son oncle Sir Giorgio (le basse Nicolas Testé) et son amant rejeté Sir Riccardo Forth (le baryton Igor Golovatenko) se confient l’un à l’autre dans une lamentation à la fois feutrée et profondément ressentie, qui se transforme en vœu de protection : protection de la fille trahie, protection de la patrie opprimée. Le chevalier Arturo (Javier Camarena) met également en péril son bonheur et sa vie en montrant de la pitié pour « La Prisoniera », la reine-veuve destituée, Enrichetta. Il parait, donc, que le « défaut fatal » des hommes de Les Puritains est leur empathie et leur pitié pour les héroïnes tragiques telles qu’Elvira et Enrichetta. Un tantinet « sucré » ? Des vertus « féminines » ? Les trois chanteurs-acteurs magnifiques que sont Camarena, Testé et Golovatenko remettent en question ces stéréotypes et réussissent à racheter un livret parasité par des clichés. En leur interprétation, la tentation est grande de voir Elvira en tant que prétexte à l’exploration d’une psychologie masculine « alternative » : la « folie » féminine en tant qu’instigatrice du « raisonnement » émotionnel masculin.
Devant cette représentation, l’audience « pleure-t-elle », est-elle « terrifiée », « meurt-elle », comme l’aurait voulu Bellini ? Mieux que ça : elle réfléchit, elle réévalue et elle découvre que la narration romantique s’étend bien au-delà des demoiselles diaphanes en détresse pour dévoiler une « masculinité » sensible, réactive et émotionnellement intelligente, subtilement éclairée par la lumière équanime et sereinement lilas de Joël Adam.
Visuels : © Yuliya Tsutserova