Inventions, Mal Pelo fait galoper la beauté au Festival d’Avignon
Pour la première fois, le Festival d’Avignon invite Mal Pelo, la compagnie de danse catalane qui, depuis plus de trente ans, interroge, comme Anne Teresa De Keersmaeker, ce que Bach fait à nos corps, dans une vibration faite de cordes souples et étranges
«?Il est beau cet endroit. Ça pourrait être ici.?»
Cette phrase est la première prononcée du spectacle. C’est Pep Ramis avec son allure de pirate chic qui la prononce. Et nous, on sourit. Car oui, elle est bien belle cette cour du lycée Saint Joseph aux allures de cloîtres cisterciens où pour le moment, des musiciens avec des chapeaux comme ceux de lutins se promènent sur un chariot, non pas de feu, mais de bois. Sur le mur du fond passent des images de nature en noir et blanc. Rien de défini. Il y a aussi le texte de la chanson de Nick Cave, « Bright Horses », qui est projeté. Dans les paroles il est question de regarder le monde tel qu’il est, sans romantisme.
« Et tout le monde a un cœur et demande quelque chose
Nous sommes si fatigués de voir les choses telles
qu’elles sont
Oh, eh bien, c’est un monde évident. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas croire en quelque chose, mais en tout cas : les chevaux ne sont que des chevaux
Et les champs ne sont que des champs,
Et il n’y a pas de Dieu, un Seigneur
Pas un démon sous la mer
Tout le monde se cache… Prends ma main
Allons de l’autre côté »
Le spectacle, de toute beauté, va mettre en danse, en voix et en musique cette chanson. Pas uniquement celle-là d’ailleurs, Mal Pelo convoque également Erri de Luca et John Berger. C’est une pièce chorale où tout le monde est à égalité parfaite. Dans une scénographie très élégante où des pierres se balancent, suspendues à un fil, le groupe, tout vêtu de noir, évolue dans des lignes qui se croisent et se décroisent constamment.
Le premier solo coupe le souffle d’élégance. C’est une course en avant faite de courbes subtiles dans le haut du dos et la nuque. Très vite, la multiplicité des points de vue surgit dans des dialogues permanents entre tous les arts convoqués.
Et quand Quiteria Muñoz scie l’air de sa voix de soprano, le temps se suspend. Il est passionnant de voir comment, d’un bout à l’autre de l’Europe, et dans les mêmes décennies, la reine flamande et cette compagnie catalane se sont emparées de Bach. Pour elle, la géométrie est l’outil ; pour eux, c’est l’émotion.
Il y a du drama, du sur-jeu, de l’intensité dans ces Inventions. C’est tout le Sud qui vient nous partager ses drames aux sons des Cantates, Partita numéro II et L’Art de la fugue qui fragmentent l’écoute et la vue.
Les corps et les voix baroques, qui traduisent la musique, forment un ensemble qui transforme la salle en art total. Les seize interprètes, tous et toutes très différent.e.s en âge et en corps, nous saisissent dans ce spectacle presque lyrique, juste au bord, juste comme une ode intense à la beauté.
Chorégraphie et interprétation : Leo Castro, Enric Fàbregas, Miquel Fiol, Ona Fusté, María Muñoz, Federica Porello, Pep Ramis, Zoltán Vakulya
Quatuor à cordes : Joel Bardolet (violon), Daniel Claret (cello), Jaume Guri (violon), Masha Titova (viole)
Quatuor à voix : Giorgio Celenza (basse), Mario Corberán (ténor), Quiteria Muñoz (soprano), David Sagastume (contre-ténor, en alternance avec Hugo Bolívar)
Visuel : ©Christophe Raynaud de Lage