Danse
Nadia Beugré,  du transgenre au transcontinental

Nadia Beugré, du transgenre au transcontinental

28 June 2023 | PAR Gerard Mayen

Au festival Montpellier Danse, l’intrépide chorégraphe ivoirienne plonge dans les cercles trans d’Abidjan, au risque de l’exotisation des regards

Les artistes chorégraphiques d’Afrique occidentale entretiennent un rapport complexe aux codes culturels de la France, leur ancienne métropole coloniale. Il est souvent à déplorer qu’ils et elles s’enferrent dans des problématiques épuisées, où identité et tradition se mêlent, tout en cherchant à se conformer aux canons scéniques d’une nouvelle danse française à ce jour périmés. En comparaison, il est significatif de constater comment leurs homologues de l’Afrique anglophone s’investissent beaucoup plus aisément dans les formes les plus actuelles de l’art-performance, aptes à se saisir vigoureusement des problématiques décoloniales, ou de genre. Mais, la Grande-Bretagne se satisfait d’entretenir les liens crus du commerce au sein de l’ex-empire de son Commonwealth, sans guère de prétentions d’influences politiques et culturelles.

Nadia Beugré, ivoirienne résidant partiellement à Montpellier, ancienne étudiante de la formation ex.e.r.ce de l’époque de Mathilde Monnier, tranche heureusement dans le contexte de la danse francophone. De fort tempérament, ne dissimulant rien de sa propre dissidence sexuelle, elle conçoit son rôle de chorégraphe d’une façon très ouverte : « essentiellement, j’offre des espaces à des personnes qui en sont privées, à des échoué.es, pour qu’ils et elles puissent les investir. Et si je conduis alors une recherche, celle-ci vise avant tout à permettre que le geste et la situation apparaissent, sans vouloir à tout prix l’enfermer dans une forme plus ou moins préconçue. Si un plus un se présentent, ça ne m’intéresse pas que ça fasse deux. J’en reste à un plus un ; c’est plus ouvert ».

Ce parti joue à plein dans la pièce Prophétique (on est déjà né.es), que Nadia Beugré vient de créer pour le festival Montpellier Danse 2023. C’est à des filles transgenres, rencontrées dans les discothèques d’Abidjan, qu’elle a proposé d’ouvrir l’espace scénique de sa pièce. Elle décrit superbement la situation : « dans la journée, ces filles travaillent comme coiffeuses ou esthéticiennes, parfois pour des clientes huppées. Et il y a toute une hypocrisie sociale. Car le soir venu, un mur de séparation sociale se reconstruit, et ces filles partent se réfugier en boîte pour reconstruire entre elles un autre monde, le leur relégué ».

L’intention de la chorégraphe est d’ébranler cet ordre établi de l’invisibilisation, ce faux fuyant des esquives, et rabaisser le mur des ségrégations et des assignations. Dite comme ça, c’est une intention impeccable. Pourtant, pas évidente. Ces filles se déchaînent dans un esprit de show et de compétition, qui rappelle l’univers originel du voguing, plein d’énergie survoltée, dans une hyperbole d’invention de personnages relevés, où s’entrechoquent la provocation, la satire et la mise à nu et à cru des jeux de la séduction et de la sexualité. Pour autant, ces qualités d’arrachement, d’engagement dans la performance de soi, ces qualités ne sont pas les mêmes que celles qui nourrissent l’élaboration d’une prestation scénique en salle. Laquelle ne figure d’ailleurs pas au rang des intentions habituelles de ces danseuses en soirée.

Pour les partenaires de Nadia Beugré, l’expérience de Prophétique (On est déjà né.es) signifiait un genre de coming out, risques compris dans un contexte africain qui n’est pas gay friendly, une fois que les réseaux sociaux s’en emparent. Il semble entendu que pareil spectacle n’a quasiment aucune chance d’être montré en public sur un plateau de théâtre dans la métropole africaine où il est né. De fait, on sait que par la force des censures, il est fait pour être montré sur un autre continent que celui dont il témoigne.

En découlent des biais, qui sont ceux de l’exotisation – sans même qu’il s’agisse d’affecter ce terme d’un coefficient automatique de péjoration. La pièce est tonitruante, chamarrée, étourdissante. Elle déroule une sincérité performative sans faille. Elle crie par-delà les censures et les violences sociales. Elle est époustouflante. On ne voit que des raisons de la soutenir. Pour autant, ce sont ces mêmes qualités qui peuvent avoir quelque chose de seulement épatant, sous un regard occidental, nanti, gavé, et là ravi de s’enthousiasmer du seul fait que ce soit “différent” ; que cela fasse voir les coutures très visibles d’un “ailleurs”.

Prophétique (On est déjà né.es) est tout émaillée du relief des danses non académiques, du coupé-décalé, et d’audaces d’imagerie sensuelle, chez des garçons transcendés, des femmes nouvelles, courant hors la binarité des rôles genrés. Elles font feu de toute trouvaille, par exemple lorsque les chewing-gum, qu’elles malaxent, s’étirent à l’infini d’une matière caoutchouteuse, pas si éloignée de celle du préservatif. Les éclats verbaux ne sont pas les moins attachants, pour se demander « si Jésus est hétérosexuel, pourquoi ne sort-il toujours qu’avec des hommes ? » Sinon au brut du témoignage, de la violence intériorisée : « Je suis un garçon, je mets des perruques. Et je me trouve belle. Mais beaucoup n’aiment pas ça ! » C’est aussi toute une famille qui honore le culte de sa “mamma”.

Mais cela reste au fil de tableaux mis bout à bout, sans qu’une torsion dramaturgique se produise vraiment. Et l’on reste alors, en régime para-exotique, devant un spectacle de la mise en spectacle, offert littéralement. Une grande partie du public, juvénile, se réjouit vivement de ce don. Pour sûr, la soirée n’avait rien de banal.

Visuel : (c) WernerStrouve

 

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Gerard Mayen

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