Danse
A Uzès Danse, de proche et de lointain, d’intime et de politique

A Uzès Danse, de proche et de lointain, d’intime et de politique

20 June 2022 | PAR Gerard Mayen

Deux pièces, de Sorour Darabi et Danya Hammoud, jalonnent de vastes mondes, en partant d’expériences personnelles profondément singulières

 

Il y a quelque chose de frêle chez Sorour Darabi, en grande partie dissimulé tout d’abord, au pied et à l’arrière d’un très vaste plateau surélevé, qui barre toute l’ouverture de scène, dans son nouveau solo  Natural Drama. Il y a quelque chose de monumental, ample comme le monde, dans cette scénographie, qui présente aussi deux grandes coulées fileuses, à l’image d’immenses chevelures, l’une pendant verticalement des cintres, l’autre étalée horizontalement sur ce plateau. 

Au cours de la pièce, l’artiste iranien donnera à entendre une poésie, Princesse Poils. Ainsi traduite du farsi :

Sa chevelure tresse de noir l’obscurité

Princesse de mes rêves

Poils

Main dans la main sans la main du vent

Trace les plus hautes des plus basses

Princesse de mes rêves

Poils, son maquillage tressé aux claques du vent

Larmes, ses minauderies ensorcelantes dans l’étroitesse de la gorge

Abandonne le jour à la nuit et la nuit au jour

Abandonne la tête aux murs, les murs sur la tête

Poilu, minaudé, fluide

L’eau

Transparente

La sorcière solitaire de la nuit

La lune

La résonance est immense. Sur le versant savant, le travail de Sorour Darabi croise deux références. D’une part à la danseuse américaine Isadora Duncan, et à son féminisme  qu’il s’agit d’entendre dans le contexte culturel de son époque (occidental et bourgeois). D’autre part à la princesse iranienne Zahra Khanom, animée d’un féminisme plus queer, plus divers, dans une société qu’on ne peut réduire aux injonctions des ayatollas d’aujourd’hui. 

Comme jamais auparavant dans son jeune parcours, Sorour Darabi semble vouloir embrasser un monde entier, dans ses très grandes largeurs. Après avoir patiemment attiré vers sa personne un pan  d’interminable chevelure, iel se hisse sur le plateau, et son action physique consistera à peu de choses de plus que l’arpenter patiemment. Or c’est un envoûtement. Sous une tunique près du corps, de translucide teinte chair, suggérant son flottement corporel queer, Sorour Darabi se rehausse encore, pieds arrimés sur des blocs dont la transparence fait penser à la glace.

Sa démarche est toute chancelante, bellement ondulante, mystérieuse dans sa physionomie intrigante, entre sourires mais aussi grimaces, déformations faciales, tout au parfum démoniaque, ensorcelé. Une profonde sonorisation porte sa personne, en amples volumes d’orgue, ou de harpe, organiquement électroniques. Et Sorour Darabi se fait aussi chanteur, sur la crête de troublantes dissonances.

On n’aura pas cherché de sens définitif à la célébration du Natural Drama. On aura été possédé par sa puissance de possession, en y percevant, pourquoi pas, la métaphore de toute manière d’arpenter le monde au fil de vivre en métamorphoses. Cela est ici orchestré par un être – un chamane contemporain ? – ayant jeté les amarres des assignations originaires ; que celles-ci soient géopolitiques, ou bien de genre. Ode aux déplacements de soi, par quoi on souscrira à l’intention de l’artiste, de « créer un nouvel être mythologique errant dans les interstices du normé et du naturel ». 

Le lendemain, d’autres échos du Proche-Orient, plus proche, traversaient le même festival Uzès Danse, par la personne de Danya Hammoud, artiste libanaise toujours très liée à son pays martyrisé. On lui sait gré d’avoir osé livrer son art, radicalement sans esquive, à l’impact destructeur du Covid et de l’effondrement de son pays. C’était l’an dernier, dans sa pièce, elle-même effondrée, Sérénités était son titre. Une rareté. A nouveau en solo, on perçoit un sursaut de reconstruction, à présent dans Devenir crocodile.

Mais on se trompe à parler de solo. Sur scène, la combinaison est étroite et captivante, avec la composition sonore, travaillée en direct par David Oppetit. Tout paraît simple au départ, quand Danya Hammoud, sous son impressionnante chevelure, s’élance dans une généreuse danse orientale. Mais rien ne restera bien simple, quand la danseuse ne se départit en rien de l’austérité économe qu’on lui connaît, apte à diffracter des couches de vibrations corporelles, de regard profondément intense, de gestes si puissamment habités qu’ils semblent se développer pour eux-mêmes, flottant dans des sphères intermédiaires d’une corporéité détachée.

Tandis que le musicien précipite des péripéties sonores, Danya Hammoud nourrit un propos très riche, qui n’est pas que corporel. Sa présence est magnétique. Elle fait se souvenir qu’elle fut aussi comédienne de théâtre à l’origine. Et la voici écrivaine, égrenant un texte fantastique, de sa propre plume. La vie libanaise s’y égrène dans une irisation de rêves, de cauchemars, de situations absurdes inquiétantes, pour des êtres hybrides. Extrait :

« Son corps devenu raide, ses mâchoires étalées devant elle. Sa peau épaisse et rugueuse. Ses pattes coincées sous son poids, elle traîne son corps collé au sol jusqu’à la fenêtre.

Sa peau trébuche, elle tombe dans une autre maison/prison. 

Ici, un groupe de chiens autour d’une table verte jouent au Poker. 

« Vous êtes ? » l’un d’entre eux lui demande.

« Votre voisine. Votre voisine, messieurs les chiens qui parlent». 

Il la cache dans un tiroir.

La danse à proprement parler n’a pas disparu au fil de ce texte prégnant, creusé, échappé. Des gestes dérivent, questionnent le sens, émaillent d’accidents, percutent. Au final, la longue liste de ce que peut contenir un cercueil, redit ce qui, de la vie, mérite de faire valeur, d’être vécu, partout ailleurs comme à Beyrouth. Faudra-t-il Devenir crocodile pour réchapper de l’effondrement ?

                                                                                              Gérard Mayen

Visuel : NaturalnDrama-SorourDarabi©LaurentPaillie

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