Little Simz, la sobriété et l’authenticité faite rap
La rentrée 2021 a été synonyme de nouveauté rap, avec seulement six jours séparant la sortie des albums de Kanye West et de Drake, les deux génies de la scène rap qui se partagent le trône. On s’attendait à ce que la presse ne parle que d’eux ; c’était sans compter le choc qu’a produit le nouvel album de la rappeuse britannique Little Simz.
Par Chloe Boyer
“I’m Jay-Z on a bad day, Shakespeare on my worst days”, répond Little Simz à ses fans qui comparent sa poésie à celle de Jay-Z.
L’album Sometimes I Might Be Introvert paru le 3 septembre 2021, soit le même jour que celui de Drake, a fait sensation. L’artiste de 27 ans manie les codes de la musique rap à la perfection, piochant tantôt dans le hip-hop, la soul, le funk et l’afrobeat. Celle que l’on surnomme « the new Lauryn Hill » est encensée par la critique et les rappeurs influents depuis quelques années déjà ; on se souvient de l’enthousiasme de Kendrick Lamar qui, en 2015, la qualifiait de meilleure rappeuse du moment. Elle répond aux espoirs placés en elle avec ce quatrième album, qui est son projet le plus complet. Les éloges pleuvent de la part de la communauté hip-hop : c’est une consécration méritée de cette artiste aux multiples talents qui tient le rôle principal de la série à succès « Tom Boy » sur Netflix.
UNE ARTISTE SELF-MADE
Litlle Simz, de son vrai nom Simbi Ajikawa, a su implanter un style et un univers bien à elle au fil de ses albums. A 16 ans seulement, elle sort en 2010 sa première mixtape et pose les bases de son art : une élocution rapide et limpide pour un rap parfois slam. C’est en 2019 qu’elle se hisse au sommet avec son troisième album, Grey Area qui fut récompensé du prix du meilleur album aux Ivor Novello Awards et aux NME Awards en 2020, avant d’être nommé au Mercury Prize. Cet album, qui regorge d’une énergie abrupte mais toujours maîtrisée, précise sa rythmique en ajoutant au rap un mélange de funk-rock et de hip-hop.
Les lyrics retracent son parcours plein de combats, dont les choix démontrent des objectifs artistiques ambitieux. L’émancipation personnelle en tant que femme noire est aussi une thématique qui revient, avec un point de fierté à rappeler qu’elle s’est « faite toute seule ». L’artiste ne se produit que sur des labels indépendants, refuse les collaborations… et même les chèques des majors des maisons de disque. Le seul producteur qui a sa confiance est Dean Josia Cove, son ami d’enfance qui n’est d’autre que le producteur londonien Inflo, rattaché au collectif soul-jazz SAULT, à qui elle a confié la production de son nouvel album.
Cette autonomie revendiquée la tient à l’abri des griffes de l’industrie musicale, mais aussi de celles des médias, une particularité qu’elle estime être le socle de son identité. À contre-courant de l’image incarnée par les rappeuses américaines comme Cardi B ou Nicki Minaj, elle préfère la sobriété et l’authenticité, en témoigne sa prestation sur la plateforme musicale de showcases « Colors » en 2017, où, pour promouvoir son single « Baskseat », elle réalise un freestyle impressionnant de justesse en arborant un sweat et un jean, bien loin des codes vestimentaires de la chaîne où il est de coutume de performer dans une tenue excentrique. Elle a confiance en ses talents et prône l’égoïsme positif, certaine que l’auto-détermination et la persévérance sont plus utiles qu’une apparence travaillée à l’excès.
UN ALBUM À L’IMAGE DE L’ARTISTE
Sometimes I might be Introvert est un album empruntant au jazz, au gospel et à l’afrobeat. Little Simz en avait révélé quelques singles, dont « You From London », attisant l’intérêt des amateurs de rap et s’assurant une promotion pré-sortie sur Twitter.
Le fil directeur de l’album est l’émancipation de l’artiste sur le modèle du woman empowerment ; pourtant, en l’écoutant, nous sommes plongés dans les songes de la fille timide qu’elle dit être. Elle manie la musique pour se créer une bulle protectrice contre les travers d’une société anglaise qui l’inquiètent. La quête intérieure dessine les contours de l’album, plein d’une introspection qui fait sens puisqu’il fut pensé durant les confinements de 2020. C’est un refuge personnel et authentique, dans lequel elle se livre sans réserve ; le premier morceau, « Sometimes I Might Be Introvert » est l’acronyme de son vrai prénom, Simbi. Puis, « I love you, I hate you » explore sa relation conflictuelle avec son père et « Protect my Energy » décrit l’isolement nécessaire à la création. Le fait qu’elle ait convié des artistes dont elle se sent proche, à savoir le producteur Inflo, l’artiste Michael Kiwanuka et la figure du R&B britannique Cleo Sol, tous trois du collectif SAULT, montrent l’intimité dont regorge l’album.
LA LANGUE DÉLIEE POUR DES LYRICS ENGAGÉS
Cet album se démarque des précédents avec des lyrics relativement sombres traitant de thèmes sociétaux : féminisme, racisme, pauvreté, ruptures amoureuses, relations familiales, corruption des élus, rapport à la religion. Ces thèmes d’actualité créent un sentiment d’urgence, que l’on retrouve avec « Introvert » qui dénonce les violences policières, et « Miss Understood », qui invite les jeunes filles à se tourner vers Dieu pour avancer. Se détache du lot le morceau « Woman », sur lequel chante son amie Cléo Sol pour une performance dont le doux groove n’empêche pas le message engagé de nous parvenir. Sur le thème de la sororité, elles chantent les louanges des femmes en retraçant le parcours de dames de divers horizons. Elles s’opposent à la forte compétition dans le milieu de la musique urbaine féminine, dénonçant l’idée qu’une seule artiste peut réussir.
Sa participation à la campagne d’Adobe nommée « Love the Journey », dont l’objectif est d’inspirer et de soutenir la prochaine génération d’artistes, est révélatrice de son militantisme. Le 4 septembre 2021, sort son témoignage filmé par Ketchum London pour Adobe, censé réagir à l’enquête sur les obstacles que rencontrent les artistes pour poursuivre leur carrière. Cette enquête révèle que 70% des artistes considèrent la pandémie comme un frein à leur création, mais aussi que 40% des personnes de minorités ethniques ne reçoivent pas de soutien de l’industrie musicale. Faire appel à Little Simz semblait évident, elle qui a profité du confinement pour composer, et qui fait de ses origines une force émancipatrice. Pour contribuer au projet, l’artiste a révélé dans une lettre lue face caméra le rôle fondateur de sa mère dans sa carrière, elle qui l’a toujours épaulée et qui lui a donné les outils pour atteindre son rêve. Elle explique que son éducation empreinte de la culture nigérienne de sa mère l’a enrichie et que la pauvreté et les discriminations ont éveillé la rage qui la pousse à écrire et rapper avec ses tripes. Elle rend hommage à sa mère en collaborant avec l’artiste nigérian Obongjayar sur « Point and Kill ».
UNE ESTHÉTIQUE FORTE DE SYMBOLISME
L’indignation face aux injustices prend la forme d’une dénonciation en images dans le clip de « Introvert », un morceau poignant et militant. À la manière d’un hymne politique pour le combat des femmes noires, on découvre des sonorités épiques avec un fond orchestral où se mêlent cordes, caisses claires, cuivres, chœurs. Le clip a été tourné au Musée d’histoire naturelle de Londres, dans la salle des collections des explorateurs de l’Empire Britannique. La rappeuse dit vouloir apporter une image moderne avec de nouveaux souvenirs dans ces lieux ; une prestation symbolique pour se réapproprier l’héritage colonial. Le clip inclut aussi des images de d’émeutes et de répression policière ; mêlées à celles des chorégraphies hip-hop avec les œuvres du musée en fond, c’est un projet artistique très ambitieux.
Si cet album est sous le signe de l’introspection, il a aussi permis à Little Simz de se définir comme une artiste complète et sûre d’elle, qui n’a plus à remettre en cause sa position vis-à-vis de l’industrie musicale ; au contraire, elle s’y est admirablement installée, imposant son tempo au rap anglais.
Ne manquez pas son passage à Paris le vendredi 28 janvier 2022 à 20h00 au Bataclan !
Visuel : pochette de l’album