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Saida Douki Dedieu : “La culture est probablement la meilleure défense contre tous les extrémismes”

Saida Douki Dedieu : “La culture est probablement la meilleure défense contre tous les extrémismes”

03 December 2020 | PAR Jean-Marie Chamouard

La violence parait imprégner notre société contemporaine. Il peut s’agir d’une violence sourde dans la vie quotidienne, mais aussi d’actes d’une extrême violence comme les féminicides ou les récents attentats. La représentation brute de la violence semble également fréquente dans l’art, le théâtre et la danse en particulier. Madame Saida Douki Dedieu est professeure de psychiatrie, elle a exercé en Tunisie puis en France. Actuellement à la retraite elle a publié plusieurs livres dont Daech la dernière utopie meurtrière  écrite avec le Dr Hager Karray, psychiatre et psychanalyste à Annecy … Son opinion et son expérience clinique pourront nous éclairer sur les pulsions de violence

Jean Marie Chamouard : Pourriez-vous me parler de votre parcours professionnel puis de votre activité actuelle d’écriture.

Saida Douki Dedieu Après avoir terminé ma formation en psychiatrie à Paris, j’ai entamé une carrière hospitalo-universitaire à Tunis, menée jusqu’à mon départ à la retraite en 2008, avec le grade de Professeur émérite. Puis je me suis installée en 2006 en France, où j’ai pu bénéficier d’un poste de Professeur associée à l’Université Claude Bernard de Lyon durant quatre ans.
J’ai mis à profit ma plus grande disponibilité pour commencer à mettre par écrit toutes les réflexions que m’avait inspirées ma longue expérience de terrain dans les deux pays. Mon premier essai publié chez Odile Jacob en 2011 portait sur « Les Femmes et la discrimination. Dépression, religion, société » et résumait mes travaux antérieurs sur la santé mentale des femmes indéniablement compromise par leur statut social. Le second, inspiré par une actualité dramatique, s’intitulait « Daech, la dernière utopie meurtrière »et a paru chez L’Harmattan en 2016. Le dernier est sorti cette année chez Odile Jacob : « Le voile sur le divan ; ce qu’il révèle, ce qu’il cache ». Il s’inscrit dans la même tentative de compréhension du phénomène de radicalisation islamique, touchant cette fois les femmes.

Quel regard portez-vous sur la violence dans la société française en 2020 ? Vous avez milité pour la défense du droit des femmes en Tunisie. Que pensez-vous de la persistance en France des violences faites aux femmes et des féminicides ?

Mon engagement pour le droit des femmes remonte à mes premiers pas en psychiatrie en Tunisie, quand je compris que « la santé des femmes était inextricablement liée à leur statut dans la société ; elle pâtit de la discrimination et bénéficie de l’égalité », ainsi que l’a proclamé l’OMS. C’est particulièrement vrai pour la santé mentale. Il suffit de rappeler que la dépression est deux fois plus fréquente chez la femme que chez l’homme et que ce risque accru est moins lié à des facteurs biologiques que psychosociaux.
Les violences faites aux femmes ne sont pas l’apanage de la société française et sont, malheureusement, la chose au monde la mieux partagée, variant seulement en fonction d’une tolérance sociale plus ou moins grande selon les cultures. Elles expriment cruellement le rapport de domination qui a toujours régi les relations entre hommes et femmes et qui est menacé depuis que les femmes ont entrepris de secouer le joug patriarcal.
Nous pensons que c’est parce que les femmes détiennent la puissance (reproduction, sexualité) que les hommes se sont accaparés le pouvoir de les contrôler. Pouvoir qu’elles ont aussi entrepris de conquérir !

Vous définissez une pulsion comme une force interne primitive qui pousse à une jouissance immédiate. Pour la psychanalyse la pulsion de mort serait une vaine répétition de la quête de l’objet primordial perdu c’est-à-dire la fusion initiale avec la mère. L’effacement de l’image paternelle en particulier au niveau symbolique pourrait renforcer les forces pulsionnelles.

Absolument. Car cette recherche, insatiable parce que vaine, d’un « Objet irrémédiablement perdu » doit être interdite pour que le petit être accède au statut de sujet autonome. Et c’est au père qu’il revient d’énoncer cet interdit pour mettre fin à la dyade fusionnelle mère-enfant. L’éducation, disait Freud, « c’est le sacrifice de la pulsion ». Elle consistera à substituer le plaisir à la jouissance et le désir à la pulsion.

Dans votre livre vous dites qu’il n’y a pas de profil psychopathologique type des djihadistes : la psychose serait rare mais les personnalités psychopathiques ou perverses narcissiques plus fréquentes. Il s’agit généralement d’adultes très jeunes, de sexe masculin ayant le plus souvent une « cyber addiction ». Vous comparez l’extrémisme islamique à une toxicomanie. Chez l’adolescent la violence peut agir comme une drogue de substitution.

De fait, la violence comme la toxicophilie qui témoignent d’une défaillance du narcissisme, ne relèvent d’aucune pathologie définie mais empruntent des traits appartenant à diverses organisations pathologiques. Leur seule caractéristique commune est le « recours à l’agir ». Les passages à l’acte s’inscrivent dans un déficit de mentalisation et de verbalisation pour donner libre cours au déchaînement pulsionnel pubertaire. Ils appellent, ainsi que l’expliquait Winnicott « des bras pour accueillir et contenir cette violence ». En effet, ils puisent essentiellement leur source dans le déclin de la fonction paternelle, chez le père comme chez tous les « passeurs de non », détenteurs de l’autorité (éducateurs, représentants de la loi) et nécessaires au contrôle pulsionnel.

Le ressentiment parait favoriser l’éclosion de la violence. Vous parlez dans votre livre du rôle de l’exclusion et des discriminations, qui peuvent entrainer une déstructuration cognitive et affective favorisant les manipulations mentales et un défaut d’empathie facilitant le passage à l’acte.

Les musulmans vivent, depuis la décadence de la civilisation islamique et la colonisation de leurs nations par un Occident devenu hégémonique, une humiliation sans fin, toujours nourrie par un sentiment d’impuissance dans le monde auquel les rattachent leurs origines, les affres de leur condition de migrants en Occident ou les difficultés de la confrontation à la modernité, y compris dans leurs propres pays. Un ressentiment profond a émergé auquel l’islamisme semble alors apporter l’illusion d’un apaisement en forme d’espoir d’une revanche.

Vous parlez longuement du malaise identitaire qui touche l’émigré mais aussi certains jeunes restés dans le pays de naissance. Les émigrés les femmes, les perdants de l’économie peuvent devenir invisibles. Cette souffrance narcissique des invisibles peut se retourner et la violence ou la délinquance créent alors une hyper visibilité et une restauration narcissique.

Il vaut mieux être craint qu’ignoré. Voilà la devise des futurs djihadistes qui se vivent comme totalement exclus sur tous les plans, culturel, économique-et social. Cet anonymat est d’autant plus douloureusement ressenti qu’il fait écho à une perte subjective de repères identitaires. Ces jeunes se radicalisent précisément pour se chercher des racines inébranlables dans un passé collectif mythifié faute d’en trouver dans leur histoire personnelle amputée. Oui, ces adolescents sont vraiment « sans histoires » propres à leur constituer une identité narrative. Leurs parents qui sont des transfuges culturels peinent à concilier leurs multiples appartenances par « conflit de loyauté ».

Comment peut-on expliquer un passage à l’acte ? Qu’est ce qui se cristallise alors ?

Ce qui est en jeu dans le passage à l’acte, c’est la satisfaction immédiate de la pulsion qu’aucun interdit ne vient plus endiguer ou différer, comme aux tout premiers temps de la vie de l’homme et de l’humanité. La « déferlante pulsionnelle » propre à l’adolescence est terriblement anxiogène ; elle n’est plus freinée par la conjugaison du manque d’empathie interne et du déficit de limites externes. L’adolescent traverse la deuxième étape du processus de séparation-individuation qui le met au défi de devenir un adulte autonome et de faire le deuil de l’enfance protégée. La contrainte à l’émancipation l’oppose inévitablement aux parents et aux limites qu’ils lui fixent. Tous les débordements, à la limite de la mort ou de la loi, peuvent exprimer ce défi qui est aussi un test de la solidité de l’autorité paternelle. En passant à l’acte, explique Philippe Jeammet, « l’adolescent exprime le besoin de se redonner un rôle actif qui contrecarre le vécu profond de passivité face aux bouleversements subis, il évite la prise de conscience qui serait douloureuse et facteur de dépression … ».
Il ne fait pas oublier, non plus, que le cerveau de l’adolescent n’a pas achevé sa maturation qui s’accomplit autour de 25 ans.

La cruauté des derniers actes de terrorisme en France a été frappante. Comment devient-on un bourreau ?

Freud nous a rappelé que la cruauté était une pulsion première chez l’être humain et que l’éducation visait précisément à nous en défaire en développant, notamment, nos facultés d’empathie et l’intrication des pulsions de vie et de mort, subordonnant la seconde à la première. C’est dire que la déconstruction de ce rempart est toujours possible, comme l’Histoire nous le fait observer avec des exemples renouvelés de barbarie. « Plus on refoule les pulsions, plus on se civilise. Et si le refoulement échoue, c’est alors que tout ce qui est archaïque fait retour : c’est la barbarie qui revient en force » (Freud). La désintrication des pulsions libère Thanatos du contrôle d’Eros. Cette dé-liaison s’observe dans le fanatisme, passion que Lacan qualifie de « la mourre » pour souligner la condensation de la mort et de l’amour.

L’adolescence est une période de fragilité à la fois pour des raisons biologiques (de maturation cérébrale inachevée), psychologiques et sociales. Comment peut-on prévenir la violence qui se joue souvent à ce moment là ?

Paul Valéry propose une métaphore éloquente de l’adolescence qu’il compare à la « carapace du homard » :
« Les homards, quand ils changent de carapace, perdent d’abord l’ancienne et restent sans défense, le temps d’en fabriquer une nouvelle. Pendant ce temps-là, ils sont très en danger. Pour les adolescents, c’est un peu la même chose. Et fabriquer une nouvelle carapace coûte tant de larmes et de sueurs que c’est un peu comme si on la “suintait”. Dans les parages d’un homard sans protection, il y a presque toujours un congre qui guette, prêt à le dévorer. L’adolescence, c’est le drame du homard ! Notre congre à nous, c’est tout ce qui nous menace, à l’intérieur de soi et à l’extérieur, et à quoi bien souvent on ne pense pas ».
La carapace pour la jeune fille, pourrait être le voile. La carapace pour le garçon, c’est une violence de « légitime défense ». Cela signifie que l’entourage a un rôle majeur à jouer pour protéger l’adolescent désarmé aux prises avec ses pulsions agressives et sexuelles, livré à un prédateur qui lui offre le cadre pour les assouvir. Les parents ne sont pas assez vigilants quant à la vulnérabilité des jeunes. Plus grave encore, les parents musulmans se réjouissent même de la conversion religieuse de leurs enfants, censée les prémunir des dangers de la sexualité et de la toxicomanie. Une conversion pas plus qu’une fumette n’est jamais anodine. Elle appelle à instaurer un dialogue pour mettre des mots sur les maux avant que la parole ne s’efface devant l’acte. Et c’est au père, à nouveau, d’énoncer l’interdit qui fixe la limite et procure la sécurité. Et c’est à la mère de l’y autoriser en validant son énoncé. Et c’est à l’environnement social de la conforter sans la battre en brèche. Seule la cohérence des interdits et des valeurs est de nature à élever un rempart défensif efficace vis-à-vis de toutes les drogues. En martelant un « NON » sans « mais », sans réserves.

Afin de réduire les tensions présentes dans la société française une plus grande tolérance parait nécessaire ; Il faut pouvoir mieux accepter les autres dans leurs différences. Quel rôle pourrait jouer la culture dans cette tache immense ?

La culture est probablement la meilleure défense contre tous les extrémismes et toutes les intolérances en ce qu’elle ouvre à l’altérité, à l’échange et au partage. L’intégration dans un environnement nouveau est un processus dynamique qui engage les deux parties : la société hôte et la population migrante. Les efforts sont à la charge de l’une et l’autre pour une intégration qui est une acculturation réciproque et non une déculturation à sens unique. C’est la crainte de la déculturation portée par l’injonction d’assimilation qui nourrit la radicalisation, la recherche de racines inamovibles.
La culture est aussi incontestablement la meilleure arme contre la violence pulsionnelle. La culture, dont l’éducation n’est qu’une déclinaison, agit comme un « non » absolu à la jouissance, écrit Joseph Rouzel, directeur de l’Institut Européen Psychanalyse et Travail social. Carl Gustav Jung l’expliquait ainsi : « L’appétence insatiable pour l’alcool est l’équivalent, à un moindre niveau, de la soif spirituelle de notre être pour la plénitude, la complétude ; exprimée en langage médiéval : l’union avec Dieu […]. Vous voyez, l’alcool en latin se dit spiritus (esprit), et vous utilisez le même terme pour l’expérience religieuse la plus élevée et le toxique le plus dégradant. La formule utile est donc : spiritus contra spiritum ».
Cette formule devait être la devise centrale de la lutte contre la violence. Cela signifie développer l’esprit dans toutes ses acceptions (esprit civique, esprit critique, spiritualité, savoir, humour) pour contrer tous les produits d’addiction, donc d’asservissement. Il suffit d’ailleurs de prendre le contrepied de tous les interdits de l’idéologie Salafiste pour élaborer un programme éducatif et culturel : promotion des arts, de l’esthétique, de la culture, de la réflexion, de la symbolique, de l’histoire, de la diversité. C’est ce qu’explique également Alain Badiou qui nous fixe pour mission de développer « le potentiel philosophique » dont chacun dispose ». Pour ce faire, il faut être dans de bonnes dispositions, c’est-à-dire avoir accès aux œuvres d’art et aux pratiques artistiques…. ».
Ainsi il n’y a rien de tel que l’art pour réinjecter du Symbolique dans un fonctionnement psychique muré dans le Réel et l’Imaginaire.

Visuel : ©Saida Douki Dedieu

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Jean-Marie Chamouard

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