
Emportée par la poésie, la figure de Tina Jolas par sa fille
Paule du Bouchet réédite Emportée, un très beau texte qui retrace le lien à la poésie de sa mère en feu, amante de René Char pendant trois décennies.
L’autrice est la fille de l’ethnologue et traductrice Tina Jolas et du poète André du Bouchet. Alors qu’elle a six ans, sa mère tombe éperdument amoureuse de René Char, grand ami de ses deux parents. Elle quitte alors la maison, se consacrant entièrement et exclusivement au poète, qui la veut tout à lui, vouée, et l’entoure de son amour jaloux. “Cet amour-là brûle, je le sens en moi vraiment me mordre, éclater, flamber, je sais que quand cette noire révélation de mon corps, il y a la beauté absolue, une sorte de hautaine, orgueilleuse joie, le sommet, la crête.”… écrit-elle dans une lettre à sa meilleure amie. René Char, ce poète de vingt ans son aîné, se trouve perdu, lui aussi, dans cet amour qu’il lui voue – et qui devient prisme et énergie grâce auquel il peut écrire.
Cet amour est porteur, pour Tina Jolas sous l’emprise de Char, et pour Char fasciné par elle. Mais pour Paule du Bouchet, c’est la disparition de sa mère, la “seule fée au monde”, qui est emportée. Elle devient une figure fuyante, toujours obnubilée par un monde invisible et poétique auquel sa fille n’a pas accès, duquel elle se voit rejetée. Paule du Bouchet a toujours eu une correspondance avec sa mère, grande écrivaine qui n’a pourtant jamais rien publié : elle écrivait à René Char, et surtout à sa meilleure amie avec laquelle elle était revenue des États-Unis après la guerre, Carmen Meyer. C’est à partir de ces lettres d’amitié féminine profonde et sans pudeur, de ses souvenirs et de ses réflexions que l’autrice compose ce texte sensible que nous pouvons lire enfin.
Avec une grande délicatesse, Paule du Bouchet parle surtout de la mort, de l’absence, de la disparition, et de la relation mère/fille. Très peu de René Char, ce qui n’est pas désagréable… on appréhende et on effleure plutôt Tina Jolas, la force de sa fragilité rayonnante, son courage et sa grande sensibilité, comme une femme de paix qui pouvait éclairer et rendre paisible le monde qui l’entoure. C’était une femme libre, indépendante, et presque magique, d’une puissance mystérieuse – on pourrait dire diaphane, à travers ce texte qui touche l’invisible avec une grande perspicacité – mais totalement éprise par l’homme et la poésie de René Char. Lui s’est inspiré d’elle, elle qui lui écrivait ses pensées profondes, ses analyses et réflexions, et qui lui traduisait tous les textes en langues étrangères (elle parlait anglais, russe, et espagnol, entre autres) et était une très grande lectrice – admiratrice et passionnée par Caldéron et Shakespeare. À travers ses lettres à Carmen Meyer, on perçoit “le sens poétique le plus pur” qu’elle avait en elle, “les sauts sensibles les plus subtils, les plus inattendus”, “ceux qu’opère un esprit libre entre les mots et les choses”. Les souvenirs et les réflexions de Paule du Bouchet permettent d’appréhender les tensions et la complexité de leur relation, et d’apprécier l’écriture très poétique de l’écrivaine.
Ce n’est pas une biographie, mais plutôt une recherche, un essai poétique sur une femme poète qui n’a jamais été entendue, sur une relation, sur l’amour, sur les traces des souvenirs et de la mémoire, sur la profonde et complexe humanité de cette famille déchirée, sur l’humilité. C’est aussi un grand poème parsemé des plus belles lettres échappées d’une correspondance, dans lequel on peut voir et sentir les arbres et leurs feuilles, les sommets des montagnes et le Mont Ventoux, une lumière d’hiver et la fraîcheur d’une soirée d’été. Et c’est curieusement très rafraîchissant.
Paule du Bouchet, Emportée – suivi d’une correspondance de Tina Jolas et Carmen Meyer, ed. Des femmes – Antoinette Fouque, parution le 12 mars 2020, 128 pages, 14€.
Visuel : première de couverture du livre en question.