
“Comédies Françaises”, le grand jeu d’Eric Reinhardt s’abat sur la rentrée littéraire
L’auteur de Cendrillon et de L’Amour et les forêts dresse avec son nouveau roman un portrait acide des enjeux de pouvoir et de société. Un roman noir aux références pointues qui se dévore d’une seule traite.
La première page donne le ton. Celui qui visiblement sera le héros de cette histoire, Dimitri, meurt. En fait, il est déjà mort, ce que nous lisons est un faire-part de décès. Mais pourquoi meurt-on à 27 ans entre Lannion et Perros-Guirec ? C’est tout ce que les 500 pages qui suivent vont nous amener à comprendre : ce que le jeune adulte faisait à cet endroit-là du monde et sur cette route-là. Le format de la nécrologie permet à l’auteur une scène de présentation comme à l’Opéra, ou sur la première page d’une pièce de théâtre. Tous les acteurs de la vie de Dimitri sont réunis dans cette page, tous identifiés et caractérisés. Enfin pas tous, il y a dans ce livre nombre de rencontres fortuites qui restent silencieuses.
Alors qui est Dimitri ? Un garçon très à gauche, visiblement très beau, cisgenre qui pourrait peut être se définir pansexuel. Bref, un garçon d’aujourd’hui qui est séduit par les mains d’une femme comme par l’élégance d’un homme et qui raconte tout par le menu à sa meilleure amie. Il est fou de théâtre, a tout vu du meilleur de la création contemporaine (le romancier s’amuse dans une double page à lister son riche panthéon, de Castellucci à Anne Teresa de Keersmaeker). Oui “son”, car en filigrane, mais bien moins que dans ses précédents romans, Eric Reinhardt se fond dans Dimitri, il le fait regarder la beauté en face et lui glisse dans sa bouche son adoration pour la culture. (“Le plateau est le lieu du corps, de la mort, du désir, du temps, du sexe, de la nuit, du sacré. C’est le lieu de la transcendance” p.83). Mais le héros n’est pas l’auteur et l’auteur n’est pas un personnage à part entière de Comédies Françaises.
« La réalité n’est pas tellement généreuse avec ceux qui réclament d’être enchantés »
Entre un job de lobbyiste obtenu à la faveur d’une nuit par défaut avec un homme déjà vieux et ses rêves d’enfance, Dimitri fini par choisir, bosse à l’AFP et poursuit ses recherches sur le datagramme, l’ancêtre d’internet, pensé par Louis Pouzin. Il découvre que c’est sur un mauvais conseil, presque une mauvaise rencontre qu’Internet échappe à la France. Et tout le roman vient poser pierre par pierre l’édifice des petites choses qui font basculer toute une vie, et parfois, toute une nation.
A quoi tient la notoriété de la peinture abstraite américaine dans les années 60 ? Pourquoi le Minitel a-t-il été inventé ? Pourquoi quelques fois la sensation que les morts vous parlent est-elle réelle ? Comédies Françaises est une pelote dont on défait les nœuds et chacun de ces nœuds vient en lier un nouveau.
L’une des forces de Comédies Françaises est de ne pas choisir son rythme. Il dissone (tient, comme chez Anne Teresa de Keersmaeker!), oscille entre voix off, adresse au lecteur (“souvenons-nous bien de cette phrase” p.20) et dialogues, encore une fois, comme au théâtre. Nous sommes des lecteurs-acteurs puisque nous savons, tels de pythies, que la fin est proche.
Mises en abîme successives
Dans ce grand spectacle, les poupées russes sont nombreuses. Par exemple, les recherches de Dimitri nous amènent à croiser Max Ernst, et toute une fiction en découle. La théâtre de la vie, la réalité qui dépasse justement la fiction c’est tout ce que raconte ce beau roman qui sait nous abandonner quelque part entre Madrid et Bordeaux, assoiffés, pour nous faire la leçon, très référencée, sur la télécommunication à la française. Nous sommes alors perdus et consentants, affamés d’en savoir plus, de savoir “la suite”, alors qu’en réalité, nous connaissons déjà la fin.
L’écriture de Reinhardt est souple, directe tout en étant très littéraire. C’est un voyage dans un monde déjà ancien, celui des années 70, qui se passe résolument aujourd’hui.
ÉRIC REINHARDT, Comédies françaises Collection Blanche, Gallimard Parution : 20-08-2020
Visuel : ©Gallimard