Essais
Tromper l’ennemi : l’invention du camouflage moderne en 1914-1918, de Cécile Coutin

Tromper l’ennemi : l’invention du camouflage moderne en 1914-1918, de Cécile Coutin

27 September 2013 | PAR Sabina Rotbart

Imaginez Jeff Koons, artiste officiel, maquillant des chars de combat, perturbant, non ? En 1914, peintres, sculpteurs et décorateurs de théâtre sont réquisitionnés par les sections de camouflage de l’armée. Camions, canons, pièces d’artillerie s’effacent sous leurs pinceaux, leurs trompe – l’œil, leurs coloris inventifs. Un épisode peu connu, raconté avec brio par Cécile Coutin, spécialiste des arts du spectacle à la Bibliothèque nationale de France.

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Macbeth, acte 5. Une sorcière menace le roi. Certes, il montera sur le trône, mais son règne cessera lorsque la forêt de Birnam marchera à sa rencontre! Ce qui ne manque pas d’arriver lorsque l’armée anglaise vient venger ses exactions, bien camouflée sous d’épais branchages. Depuis le cheval de Troie, tromper l’ennemi reste un élément incontournable des conflits. Devenir invisible pour mieux surprendre, pour ne pas offrir le flanc à l’autre, en représente l’une des formes.

Cécile Coutin, conservateur en chef à la Bibliothèque de France montre dans ce livre élégant et formidablement illustré, comment l’armée française, longtemps très en retard en matière de dissimulation, sera contrainte en 1914, poussée par le tour que prend le conflit, à devenir plus inventive. Des sections spécialisées en camouflage sont créées à ce moment-là, formées d’un bataillon d’artistes, de peintres, de sculpteurs, de décorateurs de théâtre.
Les hommes ne sont guère camouflés. Nous l’avons (presque tous) appris au collège, l’armée française est extrêmement lente à quitter sa tenue bleue horizon tranchant sur un pantalon rouge garance, une cible parfaite. Alors que tous les autres européens adoptent des tenues discrètes, l’armée française tergiverse et défile, impavide, dans ces tenues censées garantir le prestige national. Entre 1902 et 1909, les Anglais, après leur défaite face aux Boers adoptent le kaki (mot qui signifie couleur de poussière). Les allemands, les autrichiens, les italiens optent, eux, pour diverses nuances de gris, vert-de-gris pour les uns, gris couleur de brochet (!) pour les autres. Bertin et Gémier, hommes de théâtre se saisissent de la question…mais c’est par Eugene Corbin et Louis Guingot, le fondateur de l’Ecole de Nancy, que sont menés les premiers essais de ce qui deviendra la future « tenue léopard ».

Curieusement, les canons comptent plus que les hommes, en fait de camouflage ! On s’inquiète visiblement en haut lieu de perdre autant de pièces d’artillerie. S’inspirant des principes cubistes pour brouiller la forme et des touches de couleur du groupe d’artistes du Moulin de la Galette, un peintre académique, Guirand de Scévola commence à les maquiller pour qu’ils se fondent dans le paysage. Un petit coucou vérifie dans les airs l’effet produit. Comme l’essai est concluant, des sections de camouflage sont créées autour des zones de combat. Despiau, Dunoyer de Segonzac, Paul Landowski, André Lhôte comme Lavignac, le décorateur de théâtre et Pinchon, le créateur de Bécassine, en feront partie.
Bustes en carton-pâte brusquement dressés pour amener les lignes ennemies à dévoiler leur position, faux cadavres sculptés, répliques d’arbres astucieusement aménagées pour cacher des guetteurs, l’invention est patente. Les navires eux-mêmes sont peinturlurés par une section qui esquisse ses projets au premier étage du Musée du Jeu de Paume. C’est toute une esthétique de la disparition, pour reprendre les termes de Paul Virilio, qui commence à investir le champ de bataille. Les allemands ne seront pas longtemps en reste.

Paradoxe, souligne Philippe Dagen cité par l’auteur, les artistes ont travaillé à contre-sens, contre le donner à voir qui est leur vocation. Ils ne rentreront pas indemnes, la guerre sera pour beaucoup dans le passage à l’abstraction. Une évolution à découvrir dans cet ouvrage très documenté, très lisible, très convaincant. Et parfois carrément drolatique…Il faut voir ces soldats camouflés sous quelques brins de paille, pioupious à peine sortis du nid ou ces cagoules dignes du pire théâtre amateur… pour le croire !

Tromper l’ennemi, l’invention du camouflage moderne en 1914-1918, Editions Pierre de Taillac, Ministère de la défense, 35 euros.

Visuel : couverture du livre et (c) editions Pierre de Taillac

Sabina Rotbard.

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Sabina Rotbart
journaliste en tourisme culturel, gastronomie et oenotourisme. [email protected]

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