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Cannes 2018, Hors compétition : “Les âmes mortes”, grand documentaire pudique et politique

Cannes 2018, Hors compétition : “Les âmes mortes”, grand documentaire pudique et politique

10 May 2018 | PAR Geoffrey Nabavian

Avec Les Âmes mortes (Dead souls), le chinois Wang Bing signe une nouvelle oeuvre-fleuve, qui donne accès, au fil de sa durée excessive, à l’histoire détaillée de la Chine des années 1950 et de ses camps de rééducation.

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À Cannes, les impératifs d’horaires rendent la vision complète d’une oeuvre comme Les âmes mortes difficile. De ce nouveau documentaire signé Wang Bing (À l’Ouest des rails, À la folie), on n’a pu goûter que la première heure. Un morceau suffisant pour apprécier toutes les qualités de ce documentaire ample et splendide.

D’emblée, la mise en scène de Wang Bing ne se dissimule derrière aucun artifice : elle enregistre pour commencer les souvenirs d’un octogénaire victime de la mise au ban des hommes de droite, en Chine, dans les années 1950, sous la conduite de Mao Zedong. L’image n’est embellie par rien: c’est la voix, mélodieuse et vivante, de l’homme filmé qui donne à imaginer tout ce qu’il raconte. À l’écran, il apparaît dans toute sa vérité d’humain. Sa femme est à ses côtés, et de temps à autre, un enfant fait des bruits dans la pièce. On a donc accès au réel le plus pur, et en même temps, aux souvenirs, captés avec une justesse très touchante, avec de la place laissée à l’imaginaire du spectateur.

À ces procédés s’ajoute la durée étendue : le documentaire Les Âmes mortes s’étend sur 8h15 ! Dans ce film, l’étirement du temps produit un effet saisissant : au sein du long récit du premier témoin présenté, tous les mécanismes de l’idéologie dominante en ce temps deviennent perceptibles. Et l’on découvre les procédés tortueux – passé de droite à expier, loi des 5%… – qui ont mené Mao Zedong et ses hommes fidèles à envoyer un grand nombre de Chinois considérés comme “coupables” dans des camps de rééducation par le travail à partir des années 1950. Beaucoup y sont morts.

Le long-métrage Les âmes mortes est donc un film-monde qui émeut et qui fait réfléchir au-delà de toute mesure. Son apparente sécheresse se trouve rompue par un montage pertinent : ainsi, lorsque le calme octogénaire du départ évoque le destin de son frère, les plans fixes du début cèdent tout à coup la place à une vue de ce frère dans son lit, abîmé et ébranlé par ses expériences en camp. Et des images de l’enterrement d’un des interviewés suivent bientôt, au fil desquelles l’un des enfants du décédé se livre à un éloge funèbre incroyable, et pourtant réel.

Film hors-normes, Les Âmes mortes constitue au final un documentaire digne et splendide. Nul besoin d’images de reconstitution pour éprouver des sentiments face aux malheurs passés des personnes filmées, de leurs affrontements avec les institutions idéologiquement marquées (pour des motifs tels que des chefs incompétents, des incohérences dans des projets d’aménagement ou des semi-désaccords très mal considérés) jusqu’à leur atroce expérience des camps de rééducation par le travail à Jiabiangou et Mingshui : tout marque, tout est passionnant. Et très éclairant, et bien triste, souvent. Wang Bing laisse tout dans son film pour ne rien éluder  : il a raison. La complexité d’un sujet s’apprécie ainsi.

Les Âmes mortes : Film présenté au festival de Cannes 2018 dans la section Hors Compétition, réalisé par Wang Bing. Durée : 496 minutes. Sortie dans les salles françaises prévue le 24 octobre 2018.

Retrouvez tous les articles sur les films du Festival dans notre dossier Cannes 2018

Geoffrey Nabavian

Visuels : © Les Acacias

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Geoffrey Nabavian
Parallèlement à ses études littéraires : prépa Lettres (hypokhâgne et khâgne) / Master 2 de Littératures françaises à Paris IV-Sorbonne, avec Mention Bien, Geoffrey Nabavian a suivi des formations dans la culture et l’art. Quatre ans de formation de comédien (Conservatoires, Cours Florent, stages avec Célie Pauthe, François Verret, Stanislas Nordey, Sandrine Lanno) ; stage avec Geneviève Dichamp et le Théâtre A. Dumas de Saint-Germain (rédacteur, aide programmation et relations extérieures) ; stage avec la compagnie théâtrale Ultima Chamada (Paris) : assistant mise en scène (Pour un oui ou pour un non, création 2013), chargé de communication et de production internationale. Il a rédigé deux mémoires, l'un sur la violence des spectacles à succès lors des Festivals d'Avignon 2010 à 2012, l'autre sur les adaptations anti-cinématographiques de textes littéraires français tournées par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Il écrit désormais comme journaliste sur le théâtre contemporain et le cinéma, avec un goût pour faire découvrir des artistes moins connus du grand public. A ce titre, il couvre les festivals de Cannes, d'Avignon, et aussi l'Etrange Festival, les Francophonies en Limousin, l'Arras Film Festival. CONTACT : [email protected] / https://twitter.com/geoffreynabavia

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