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Shlomi Elkabetz : “Je filme pour exister”

Shlomi Elkabetz : “Je filme pour exister”

28 June 2022 | PAR Yaël Hirsch

Dans Les cahiers noirs, en salles ce 29 juin, Shlomi Elkabetz ouvre un album en deux épisodes qui redonne vie à sa sœur, Ronit Elkabetz, morte d’un cancer à 51 ans en 2016. Cette correspondance très intime avec la trilogie qu’ils ont tournée ensemble (Prendre Femme, Les 7 jours et Gett) met également en scène celle qu’a interprété Ronit dans son rôle le plus impressionnant : leur mère, Myriam. Le réalisateur nous parle de son œuvre et du lien entre l’image et la vie.

 

Pour lire notre critique du film à Cannes en 2021, c’est ici

Paris est un personnage important dans le film. Quel rôle joue votre appartement parisien dans votre relation avec votre sœur ?

Paris c’est ma maison, comme Tel-Aviv. Paris, c’est le lieu où l’on a commencé à tourner, où l’on a commencé à fuir. Si on fuit, on fuit à Paris. Nous avons toujours aimé Paris, comme dans le film. C’est là où l’on se rencontre, où je rencontre. On ne se voit pas à Tel-Aviv, ou très peu. On est très occupé, on tourne, on travaille. C’est pourquoi nous nous retrouvons à Paris pour être ensemble.

Filmez-vous quotidiennement à la manière d’un journal intime ?

Je ne filme pas tout le temps et je n’ai pas tout le temps la caméra avec moi. Pour les Cahiers noirs, j’ai 700 ou 800 heures de matériaux mais je ne suis pas partie à la chasse aux images. Juste des bâtiments, des arbres, des maisons, des miroirs, des escaliers. Je ne prends pas un rendez-vous avec la caméra. C’est très libre. Quand j’ai envie de filmer, je filme. Cela n’a rien d’obsessionnel, mais je le fais beaucoup. C’est comme un cahier, où l’on sublime le quotidien ensemble. Ce n’est pas comme un journal intime parce que je ne filme pas ma vie, les drames. Je les créé plus tard dans le film, mais je ne les filme pas.

Quand avez-vous décidé de mettre en forme toutes ces notes ?

Je n’ai jamais planifié de faire un film. Tout au long des années, je continuais à filmer. J’ai principalement archivé. Je me suis dit qu’un jour j’en ferais quelque chose, que je ferais peut-être un film à partir de ces matériaux. Et puis, quelques années après la mort de Ronit, je regardais mes archives, comme j’ai l’habitude de le faire pour vérifier si tout est intact. Je regardais les images de Ronit et ce n’était pas elle. Chaque fois que je voyais Ronit dans les archives, je voyais l’image de l’absence. C’était fort parce que Ronit qui était ma chair et mon sang devenait aussi pour moi une image.

Je me suis dit qu’elle avait transféré, qu’elle avait fait une transformation complète, qu’elle était passée d’une personne en vie à une image. Lorsque je regardais mes matériaux, parfois je les haïssais, c’est pourquoi je les ai transformés en film. J’ai commencé à me demander ce que j’allais faire de cette image, parce que je suis réalisateur. J’ai écrit un scénario. Je me suis dit : voyons ce qui se connecte à quoi. J’ai pris la décision de laisser de côté la continuité, des lieux et des gens. J’ai juste fait correspondre les éléments qui se connectaient entre eux. J’ai ma mère, ma sœur, Viviane Amsalem et Ronit Elkabetz. Et Viviane est ma mère. Je me suis dit que je tenais la forme.

Quel modèle de femme votre sœur incarne-t-elle ?

Grâce au cinéma, Ronit donne beaucoup de pouvoir pour exister. A de nombreuses reprises, lorsqu’elle était encore en vie, et même après, j’ai vu la manière dont Ronit affecte les gens. Elle leur donne envie de vivre, juste exister, juste être, suivre quelque chose, peu importe de quoi il s’agit. Suivre votre sexualité, vos rêves, votre corps, vos pensées, votre instinct. Le présent rend possible cela. Il vous offre ce cadeau, celui de pouvoir exister. Il vous permet de vous regarder à travers elle de plein de manières différentes. C’est très fort. Habituellement, on ne nous permet pas d’être qui nous sommes. Et avec Ronit, c’est le contraire. C’est très fort.

A la fin du film, vous êtes là. Qu’est-ce que ces Cahiers disent de vous ?

Je suis celui qui documente, qui édite. Je n’ai jamais eu envie de parler de moi, ni dans le film, ni pendant les interviews. Mais j’ai une forte envie de parler de ce que je ressens, de ce que je pense. Pour moi, le Cahier était l’une des manières les plus nobles de me représenter comme une personne avec un rôle. Ce n’est pas vraiment un film sur Ronit vous savez. Quelqu’un d’autre aurait pu en faire un sur elle, avec un point de vue différent. Ce n’est pas mon rôle. Puis j’ai pris une décision très intéressante. Ma décision était : “je ne traiterais pas mes matériaux comme le passé mais comme le présent. Je traiterais tout le monde comme s’il était en vie, et moi avec. Je les verrais de cette manière, donc tout le monde les verrait comme ça”.

Si Ronit n’est pas morte dans le film, elle n’est tout simplement pas morte. C’est le présent et je suis dans le présent et lorsqu’on regarde le film, nous sommes dans le présent. Les personnages sont en vie. Ils ont des plans, des enfants, une famille. Ils voyagent, ils immigrent. Et si les archives représentent le présent, cela signifie que je représente le futur, que je viens du futur. Parce que je sais ce qui va se passer. Et je peux changer ce présent. Bien sûr qu’il y a une perspective parce que lorsque je parle dans le film, je parle depuis le présent. Ma voix vient de maintenant. Je gagne du temps, je gagne de la vie. J’étends la vie.

Comment se font les ponts entre le film et la vie ? Et quel a été l’impact sur la vie de votre famille ?

Il n’y a pas de barrières, il n’y en a jamais eu, entre la vie et l’art. Il n’y a jamais eu de mur, jamais de passage à franchir. On ne sait jamais où le film finit et où la vie commence. Même quand vous remontez dans le temps jusqu’aux peintures rupestres, la personne qui regarde les dessins les fait exister. Ma famille vit avec des caméras depuis longtemps, la représentation fait partie de ce qu’ils sont. La personne sur l’image n’est pas le contraire de celle qui vit, c’est la même personne. Bien sûr, il y a une certaine exposition de soi, il y a un prix à payer dans le sens où l’on perd son anonymat qui est l’essence de la liberté. J’ai beaucoup parlé avec ma mère de cette question. Elle dit : « Tu dévoiles ma vie, je suis exposée ». Ma mère sait que la trilogie, ce n’est pas elle, alors que le public croit que c’est elle. Ethniquement, je suis allé voir les gens qui apparaissent même 2 secondes dans le film pour leur demander si ça ne les dérangeait pas. Je n’ai pas inclus ceux qui ne ne voulaient pas apparaître dans le film.

Vous savez, le mois dernier, j’ai été à ce concert de Billie Eilish. La plupart des gens dans la foule avait 15 ans (rire). Il y avait des caméras tout au long du concert. J’ai pris ma caméra 2 ou 3 fois, mais je regardais surtout la scène et je profitais de la musique. Et je me suis dit : c’est exactement ce dont je parle quand je dis que je tourne pour exister depuis plus de 30 ans. Ça n’a rien à voir avec le documentaire. Je filme pour exister. Nous sommes tous filmés de nos jours, tout le temps.

Quels sont vos rapports avec Dieu ?

Moi et Dieu, nous sommes en bons termes. Maintenant, nous le sommes. C’est compliqué parce que je suis né dans une famille religieuse et je ne suis pas du tout religieux, ni en pratique, ni d’une autre manière. Je ne suis pas religieux de la manière dont on parle de la religion. Mais ma personnalité est celle d’une personne croyante. Les frontières ne sont pas toujours claires. C’est une sorte de continuité dans la définition de ma place dans ce monde. Je ne parle pas aux morts, ni à Dieu.

Visuels : (c) Sophie Dulac

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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