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Dugudus, graphiste et manifestant : “Il y a besoin de créer un nouvel imaginaire collectif graphique”

Dugudus, graphiste et manifestant : “Il y a besoin de créer un nouvel imaginaire collectif graphique”

21 December 2019 | PAR Julia Wahl

Dugudus est graphiste. Il a créé récemment un groupe, Formes des luttes, qui propose des affiches et autocollants lors des manifestations contre la réforme des retraites. Nous l’avons interrogé sur sa démarche et ses influences esthétiques.

Pourrait-on commencer par parler de votre parcours ? Si j’ai bien compris, vous avez commencé par des études de graphisme tout en militant à côté ?

Je viens de l’école Estienne, j’ai fait ensuite l’école des Gobelins, puis j’ai continué mes études à Cuba, à la Havane, toujours dans le graphisme. Il est arrivé un moment de mes études où j’avais envie de m’impliquer dans la vie citoyenne, où j’étais à la recherche de réponses par rapport à pas mal de questions. À ce moment-là, je me suis dirigé vers les Jeunesses Communistes et, au sein des Jeunesses Communistes, il y avait un manque en termes de communication. Du coup, assez rapidement, je me suis retrouvé à gérer la communication des Jeunes Communistes à Paris. J’ai très rapidement fait le parallèle entre mes études de graphisme et le besoin qu’avait mon organisation en termes de tracts et d’affiches. Les études [de graphisme] sont très dirigées vers la communication publicitaire, commerciale, le graphisme militant n’est pas enseigné ou très peu, alors qu’il y a une vraie culture française qui existe depuis bien avant 68, qui est un peu dénigrée. J’ai découvert ce milieu-là que je ne connaissais pas. Puis, j’ai dû faire un stage pendant plusieurs mois et je me suis orienté vers un des anciens fondateurs de Grapus avec qui j’ai travaillé en tête-à-tête pendant de nombreux mois à essayer de repenser des images politiques actuelles. Là, on était en 2009 ou 2010. Ça m’a beaucoup forgé. À la suite de ça, je suis parti à la Havane pour essayer de travailler un graphisme qui soit différent, avec d’autres moyens de communication, dans un pays où la publicité n’existe pas et où la propagande d’État est omniprésente, donc avec d’autres contraintes aussi. De ça, j’ai fait un livre qui s’appelle Cuba grafica1.

Que vous a apporté le travail que vous avez fait autour de l’art militant cubain ?

Ça a été vraiment une révolution, dans tous les sens du terme, quand j’ai découvert ces images qui étaient à l’époque très peu connues et très peu diffusées. Ça a été une vraie passion pour moi de mettre la main sur ces affiches et de retrouver tous les protagonistes de l’époque, qui avaient connu la révolution et avait travaillé graphiquement à sa gloire. Ça a été passionnant de comprendre quel lien il y a eu à une certaine époque entre l’art et la politique et comment ça a pu faire émerger des images incroyables. Ça, ça me marque encore. C’est pour ça que j’y retourne chaque année pour continuer mon enquête sur le terrain.

Ce que ça m’a apporté, c’est des formes très liées à l’Amérique latine, donc très colorées, mais aussi une technique qui est celle de la sérigraphie. La sérigraphie est une technique toujours très développée à Cuba et que j’utilise très souvent dans mon travail, mais qui implique beaucoup de contraintes, notamment en termes d’impression et d’aplats de couleurs, très marqués, qui va créer un style graphique très proche de celui de mai 68, avec des images très simples qui parlent directement aux gens. On va styliser les formes pour avoir le message qui soit le plus direct et le plus impactant possible.

J’ai cru voir justement que vous animez aussi des ateliers de sérigraphie en manifestation, et peut-être dans d’autres cadres également ?

Oui. Ça, c’est lié à une rencontre que j’ai faite, Diego Posadas, en Argentine, à Buenos Aires. Pendant la crise en Argentine, dans les années 2000, il a créé un atelier populaire de sérigraphie (Taller Popular de Serigrafia) qui se déplaçait sur les manifestations et les usines occupées et qui imprimait pour les citoyens en lutte. Diego m’a dit à l’époque « Tu fais de l’image politique, tu sais faire de la sérigraphie, il te reste juste à sortir dans la rue et imprimer pour les gens ». Du coup, c’est comme ça que j’ai commencé une chose qui n’avait jamais été faite il me semble auparavant et qui a rencontré un succès incroyable, qui a permis de faire renouer les gens avec l’image politique, la sérigraphie. Pour ceux qui ont connu mai 68, il y avait aussi un rapport nostalgique à cette idée-là. Pour les gens plus jeunes, la sérigraphie est quelque chose d’assez magique et fantastique. Donc l’atelier de sérigraphie est quelque chose que je renouvelle assez souvent.

Est-ce que vous faites aussi des ateliers de sérigraphie dans d’autres cadres ?

Alors, c’est déjà arrivé plusieurs fois. La dernière fois, c’était au Musée de l’Homme pour la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Il y avait plusieurs ateliers de sérigraphie qu’on devait proposer et des ateliers aussi pour les enfants. Au Musée de l’Immigration aussi, pour la semaine antiraciste. C’est donc une activité récurrente que je propose suivant les cas de figure qui se présentent à moi.

J’aimerais aussi aborder la question de l’esthétique du détournement d’œuvres souvent populaires, qu’on trouve souvent dans l’art militant. Comment procédez-vous ? Vous partez de l’idée, d’une image que vous avez envie de détourner ?

Chacun sa technique, je ne peux pas parler de façon collective là-dessus. Ce que je peux voir, en comparant mes techniques de création avec celles des graphistes qui font de la publicité, c’est que moi, je pars d’une idée, c’est souvent un contexte qui m’amène à créer une image. C’est vraiment la réflexion qui me guide, c’est un travail de contenu. Si je prends l’exemple des retraites, il faut savoir de quoi on parle, étudier les textes et c’est à partir de l’idée qu’on crée l’image, pas l’inverse.

Je prends l’exemple de l’affiche de la Fête de l’Huma. Si je me souviens bien, c’est une image américaine que vous avez reprise. J’imagine donc qu’il y a une forme d’ironie aussi dans ce travail-là ?

On fait appel à des codes graphiques ou une imagerie populaire qui est ancrée dans l’inconscient collectif et on joue avec ça. Il est plus facile de marquer les gens avec ce genre de visuel que d’en créer de nouveaux, mais il faut les deux. Il y a besoin de créer un nouvel imaginaire collectif graphique qui a disparu dans les années 70-80, avec les agences de communication qui ont mis la main sur le réseau politique. Mais il y a plein de sujets qui ne sont pas abordés de manière graphique et ont besoin de l’être. Des fois, on est obligé de prendre des codes qui sont anciens pour parler d’actualité alors qu’ils pourraient être modernisés.

Vous avez également créé un groupe qui s’appelle Formes des luttes. Est-ce que vous pouvez me parler de la rencontre et de la façon dont ça s’est fait ?

Ça s’est fait très rapidement. J’ai envoyé un mail à mon réseau de graphistes, qui sont des gens proches de moi politiquement et syndicalement, en leur disant : il y a trois jours devant nous avant la grande manifestation [du 10 décembre]. Puis, j’ai appelé mon imprimeur et je lui ai demandé si je pouvais imprimer des autocollants et, si oui, combien de visuels je pouvais imprimer en amalgame. Il m’a répondu seize, avec un délai super serré. J’ai proposé aux graphistes qui étaient autour de moi de m’envoyer des images assez rapidement. En parallèle, l’idée de mettre une cagnotte en ligne a émergé pour financer l’impression des images. On est arrivé à avoir assez d’argent pour éditer le premier jet d’images. Puis, on était présent sur la manifestation, les autocollants ont été diffusés. Une cagnotte était également présente sur la manifestation, ce qui nous a permis d’imprimer de nouvelles planches.

Votre cagnotte a eu beaucoup de succès…

Oui, ça répond à un besoin d’images, de visuels et à un besoin de fédérer les gens. En deux mots, le collectif s’est monté suite à cette initiative. Ca s’est fait très rapidement, en quelques jours. Une page Facebook est née, de même qu’un compte Twitter et Instagram. L’idée est de continuer à faire des choses collectivement en essayant de fédérer le plus possible des gens qui ne sont pas forcément professionnels : aussi on a des amateurs, des étudiants… Il y a des typographes, des illustrateurs comme moi, des plasticiens, des dessinateurs de presse.

Il y a des gens qui continuent à rejoindre le collectif ?

Oui, constamment. On n’arrête pas de recevoir des messages de gens qui veulent participer et envoyer des images.

J’imagine que c’est très enthousiasmant. Vous voyez la suite comment ?

C’est en train de se décider. On a été un peu pris par le succès et le besoin de répondre à ces bonnes volontés. Pour le moment, les images sont disponibles sur internet. Il y a un site en ligne qui doit être amélioré, qui permet de télécharger gratuitement toutes ces images pour des usages non commerciaux pour tout le réseau militant. On va continuer à produire des images de plus en plus et essayer de fédérer le maximum de personnes. C’est une idée que j’avais depuis pas mal de temps. Lors de la réforme des retraites sous le mandat de Sarkozy, on avait fait des images en commun qu’on avait exposées le long des cortèges et dans les rues de Paris. Lors de Nuit debout aussi, on avait essayé de s’unir. Ça montrait que l’activité artistique et graphique pouvait s’unir à la lutte et qu’il n’était pas nécessaire de se diriger vers des agences de communication. Ce succès est aussi une conséquence du manque de belles images dans les organisations politiques et syndicales.

Y a-t-il une image qui, dans votre parcours, vous a particulièrement marqué ?

Il y a une image qui m’a donné envie de faire du graphisme politique, qui a été déclencheur dans mes études, c’est celle de Grapus avec Marx qui fait de l’auto-stop, pour la Fête de la Jeunesse à Ivry dans les années 90. C’est une affiche super pop. Sinon, le graphisme cubain est rempli d’images anti-impérialistes. En fait, c’est un ensemble, un corpus d’images. Il y a aussi une image, Black Power/White Power2. Elle parle de la discrimination. Cette image, je la trouve super puissante.

Est-ce qu’il y a quelque chose que vous voudriez ajouter ?

Notre démarche était d’inciter les graphistes à travailler l’image politique. C’est un début. C’est un bel exemple du fait que le graphisme peut servir à mobiliser. C’est aussi un message destiné aux étudiants, aux plus jeunes, pour qu’ils ne s’arrêtent pas uniquement aux formes, mais qu’ils pensent aussi aux messages. Travailler un message, c’est plus compliqué que travailler une forme.

1Disponible aux éditions L’Echappée, 2013

2Image de Tomi Ungerer, 1967

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Julia Wahl
Passionnée de cinéma et de théâtre depuis toujours, Julia Wahl est critique pour les magazines Format court et Toute la culture. Elle parcourt volontiers la France à la recherche de pépites insoupçonnées et, quand il lui reste un peu de temps, lit et écrit des romans aux personnages improbables. Photo : Marie-Pauline Mollaret

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