Politique culturelle
[Reportage] Atelier mash-up à l’ENSCI : création haut débit

[Reportage] Atelier mash-up à l’ENSCI : création haut débit

25 October 2013 | PAR Idir Benard

Premier événement de l’automne numérique, ce mash-up (remix de données publiques) dans les ateliers de l’ENSCI est une réussite, clôturé par la visite d’Aurélie Filippetti, ministre de la culture. Profils hétérogènes, exigence professionnelle ainsi que fraîcheur d’esprit et bonne humeur en ont été les ingrédients principaux. Retour sur une journée intense, au coeur d’une tribu convertie aux miracles du numérique, et pour qui la “limite”, en tant que concept, est désormais obsolète.

 Il est 7h du matin, l’heure à laquelle la Tour Eiffel, d’habitude étincellante de mille feux, est aussi noire que la nuit qui l’enveloppe. Les rames de métro, clairsemées de passagers tout juste réveillés, se remplissent à peine et se frayent sans souci un chemin entre les stations qui ne croulent pas encore sous la masse indifférenciée des citadins. D’autres font le choix de pédaler, afin de profiter de la brise matinale et du calme que la pénombre tranquille assure. C’est le cas de Diana, connector de la plateforme Ouishare qui co-organise ce mash-up avec le ministère de la culture et de la communication (M2C) et Wikimédia France. Il est 8 h et elle rejoint devant l’entrée de l’ENSCI Arthur, autre connector Ouishare, ainsi que Guillaume et Marc, médiateurs entre étudiants et professionnels pour l’ENSCI. Tous prennent l’air et grillent une cigarette, tandis que la lumière matinale s’impose peu à peu sur le clair-obscur. Une fois à l’intérieur, l’ambiance n’est guère différente de l’extérieur : calme plat et silence radio. Dans la salle de loisir, la première qu’il est donné de voir, des tables de ping-pong et un baby-foot, abandonnés à eux-mêmes dans leur solitude matinale, font penser à une colonie de vacances qui s’ennuie de ses enfants. Mais c’est sans compter que ce calme matinal n’est qu’à la mesure du bouillonement et de l’effervescence qui vont peu à peu s’emparer des locaux de l’ENSCI : le 2ème étage d’un espace de 11.000 m2 dédiés au design et à la création va vite être investi et exploité, le moindre centimètre carré foulé, la moindre machine programmée, le moindre papier griffoné, le tout dans un élan créatif visant à donner corps à cette entreprise passionnante qu’on appelle le design. Au croisement des disciplines les plus abstraites comme la philosophie et les plus concrètes comme la sculpture, le design confronte l’idée à la matière. C’est une aventure intellectuelle et technique en soi. Contrairement à ce qu’on aurait pu s’attendre, ce mash-up sera donc fortement design-oriented, et non pas code-oriented. Sur ce 2ème étage, les locaux font en effet plus penser à un atelier d’artiste qu’à une école à proprement parler : un certain désordre organisé, symbole de jaillissement vital, y est prégnant. Des maquettes traînent de-ci de-là, les casiers des étudiants sont gribouillés de noms barrés sur lesquels on a réecrit par-dessus. Ainsi, peu de programmateurs et d’informaticiens purs et durs, mais plus des designers comme Kossi ou l’architecte Justyna, tout comme des data specialists ou des graphistes, qui sont à cet égard plus représentatifs des compétences mobilisées. Durant les présentations, l’ambiance est d’emblée bon enfant. Les participants à ce mash-up, pour la majorité étudiants à l’ENSCI, se présentent à leur tour. On en entend certains affirmer de but en blanc qu’ils viennent pour la nourriture ou qu’il se sont tout simplement incrustés. Une imposante corbeille de croissants et de chocolatines frais qui s’empilent tant bien que mal en une pyramide maladroite, attend en effet les participants, qu’ils soient professionnels encadrants, membre de l’ENSCI ou du M2C. Cette journée promet d’être un joyeux melting pot, avec un mot d’ordre simple : être open source.  En clair, open d’esprit, et donc source d’idées.

Les équipes d’étudiants se constituent au hasard, en fonction de la proximité immédiate ; les professionnels se chargent aussitôt de l’encadrement lors de cette phase de brain storming durant laquelle des difficultés spécifiques attendent les étudiants. IMG_4515Une des contraintes immédiatement identifiée est le facteur temps. Paul et Simon (photo ci-dessus, chemise à carreaux), professeurs, en font explicitement mention : “le temps imparti est très court. Car le design, c’est bien plus que le produit fini. Le design au sens large, c’est la capacité de mener un projet à son terme, tout en prenant compte des aléas qui peuvent le ralentir. Le design commence par un projet. En temps normal, les élèves ont plus de temps disponible”. La démarche consiste alors à suivre ses premières intuitions et à les modifier en fonction, sous la pression constante des secondes qui s’égrènent. Idée confirmée par Anthony, étudiant : “les premières idées sont souvent les plus mauvaises”. Il n’y a donc pas une seconde à perdre. Pour Anthony, la nervosité, à la hauteur de son implication dans le projet, est d’ailleurs palpable : il sait bien que le temps est compté et qu’une journée, en fait une poignée d’heures, ne sera pas suffisante pour rendre un projet fini présentable et à la hauteur de ses ambitions. Qu’à cela ne tienne, les étudiants, tous confrontés au même défi, relèvent leurs manches, et se mettent sérieusement au travail. Une autre difficulté qui les attend est de plus celle de la pluralité des techniques et des moyens offerts. Le potentiel fourni par les nouvelles technologies est simplement infini, et risque plus de les dérouter que de les aider. Thomas, informaticien de l’ENSCI, prône à cet égard une “sagesse quant à la gestion du potentiel offert par les nouvelles technologies. Mais comme toujours, on ne réfléchit vraiement qu’après l’erreur”, partage-t-il, philosophe. Il suffit de jeter un oeil à l’imprimante 3D Maker Bot Replicator II, qui trône fièrement au milieu de la salle et qui sera l’objet de l’attention de tous lors de la journée. Les potentialités offertes par cette imprimante sont en effet quasi-illimitées et presque démiurgiques : n’importe quoi de taille raisonnable peut voir le jour, sous vos yeux, en une vingtaine de minutes. IMG_4509A une autre époque on aurait volontiers parlé de magie. Alors que l’imprimante “imprime” un bracelet (photo ci-dessus), Camille, chef du département des politiques numériques du M2C, partage avec Meiji, journaliste arrivé pour faire un reportage écrit, la ligne de fond de la politique du ministère. En tant que projet national sur l’éducation artistique et culturelle à travers le numérique,  la question de fond est la création et la réappropriation des oeuvres. “L’objet est de mettre en valeur la richesse des oeuvres tombées dans le domaine public, et de susciter une réfléxion autour de la création de la valeur à partir de ces données publiques (…) L’intérêt est alors de voir ce qui peut ressortir de la libre combinaison de ces oeuvres, tant d’un point de vue intellectuel qu’esthétique”. Les oeuvres mise à disposition sont principalement des films old-school, souvent muets, comme “Nosferatu” de Murnau, “Le voyage sur la lune” de Méliès ou encore “Alice au pays des merveilles”. Des livres comme “La légende des siècles” ou “Poil de carotte” constituent également la matière première de ce mash-up. Camille, pédagogue, continue son analyse et fait part des avantages du réseau. A  cet égard, toute démarche purement individuelle ne semble pas porteuse de débouchés : “le but, c’est de créer avec et grâce au réseau, de faire jouer l’intelligence collective. La force de l’open source, c’est d’accélérer le processus de création.

Tandis que le buffet du déjeuner se met progressivement en place, le brain storming touche bientôt à son terme en cette fin de matinée. Pour Pablo, étudiant, le brain storming est hyper-abstrait et à cet égard, l’idée prévaut sur sa réalité. “Ne jamais se dire qu’il y a des limites”, résume-t-il. Marc, un des médiateur, satisfait de la matinée, confirme cette tendance après avoir fait un survol des équipes : “je n’ai pas vu de limites créatives lors de la conception. Et c’est en cela que c’est intéressant, car plus on a de contraintes matérielles, plus on est ammené à être créatif”. Tandis que le fumet du riz basmati au poulet émincé arômatisé au cumin et aux raisins secs, plat principal du buffet, se répand peu à peu dans le 2ème étage de l’ENSCI, tout le monde se dirige progressivement vers la large table qui offre un vaste éventail de régalades. Parmi lesquels, de succulents amuse-bouches mozzarella/tomates confites/olives noires, crevettes roses/courgettes marinées au citron ou des snacks plus classiques genre dinde/emmental, moins goûteux. Un plateau de fromages de pays, onctueux et odorants à souhait, attire à juste titre les bon-vivants, qui s’en délectent avec une belle tranche de pain de campagne. Seul manque notable à ce festin improvisé, le vin. Bien qu’on connaisse depuis l’Antiquité ses vertus catalysatrices en termes de créativité, il n’y en a malheureusement pas. Mais cette absence est vite comblée par un choix impressionnant de desserts, allant du macaron au citron à l’éclair fourré à la crème de vanille arômatisée à la myrtille, en passant par des soufflés au chocolat, trônant entre des parts de tartes au citron. Les cafés coulent, les uns après les autres, tout droit du thermos de 2 litres et le travail reprend de plus belle, même s’il ne s’était pas vraiment arrêté pendant le déjeuner.

On passe désormais à la phase de réalisation. Que vont bien pouvoir produire les équipes avec les quelques heures restantes? C’est le défi de la journée, et la clé est somme toute assez simple : s’amuser, sans oublier de travailler.IMG_4520 Il n’est pas utile de mentionner les nombreuses études scientifiques dont les conclusions pointent dans cette direction : l’aspect ludique d’un projet démultiplie la créativité de ses membres. Et à peu de choses près, c’est l’ambiance telle qu’elle peut s’appréhender lors de ce mash-up. Dans une atmosphère détendue, les questions sont les bienvenues et sont au coeur de cette dynamique de transversalité des disciplines : l’inspiration ou l’éclair de génie peut surgir de n’importe où. Intuition et concentration sont de rigueur, et les esprits sont vifs. Mais aussi, et surtout, la bonne humeur est omniprésente. Le rire franc et partagé, en plus d’une implication certaine dans le projet, est un des points commun à toutes les équipes et au personnel encadrant. On rigole beaucoup, de tout et de rien, et parfois sur un sujet qui n’a, a priori, rien à voir avec le mash-up. Certains évoquent, par exemple, des extraterrestres déchaînés qui auraient pris pour cible la Tour-Eiffel, et qui se rendent compte à leur dépend qu’ils ont détruit la réplique en Chine ; d’autres parlent des monades de Leibniz ou du dessert qu’ils ont pris. Ces sujets peuvent être drôles et intéressants, mais semblent au demeurant éloignés de la problématique centrale du mash-up. Sauf que non. Dans ce contexte de création communautaire, la moindre remarque a son rôle : le maintien d’une ambiance décontractée et intellectuellement vivifiante. Car tout est dans tout, et chaque information, fantaisie ou détail n’est que le pli qui contient tous les autres. Chaque aspect de la réalité n’est qu’une des perspectives d’une réalité globale perçue à travers les multiples facettes d’autres manifestations de cette même réalité. On ne peut dire si Leibniz a raison mais on a une belle illustration de sa vision : il suffit juste de bien ouvrir les yeux et les oreilles pour voir que tout se contient mutuellement, et que des liens pertinents entre ce qui n’a visiblement aucun rapport n’attendent que d’être découverts. Les oeillères sont fortement déconseillées : un état d’esprit ouvert à 360 degrès est requis. A cet égard, un des projets les plus fantaisistes, qui était d’imprimer sur le corps des images extraites des oeuvres disponibles , notamment celles du “Wonderful books of characters”, s’est avéré concrétisable. Initialement de l’ordre de la divagation, il s’est finalement avéré possible à moyen terme grâce au concours de l’imprimante 3D (photos ci-contre)IMG_4522IMG_4533. En charge de l’imprimante, Samuel révèle, confiant : “Il y a toujours un moyen”. Dans un autre groupe, sur le modèle du cadavre exquis, on souhaite créer un agencement aléatoire de mini-clips composés de musiques, d’extraits de film, et de dialogues tirés de livres, et dont l’objectif serait humouristique. Un autre suggère quant à lui la création d’avatars issus de personnages fictifs comme, Zadig, Michel Ardan ou Micromégas et dont les relations seraient mises en scène sur Facebook afin de questionner l’évolution sociétale des codes esthétiques. Un dernier se propose enfin de prendre des extraits de films triés sur base de données afin de les faire correspondre avec l’état d’esprit ou l’émotion associés aux statuts postés sur Facebook.

Mais cette profusion d’idées associée à l’esprit open source n’aurait pas l’impact espéré et n’aurait aucune chance de se concrétiser sans une reflexion plus large sur l’économie collaborative. C’est justement l’objectif de Ouishare, qui est de promouvoir les licences libres, comme Creative Commons, et la production en open source. Diana, ancienne habituée des grosses structures, dresse le tableau des inconvénients d’une hiérarchie trop lourde, et fait part de la satisfaction dont elle jouit dans son nouveau travail en tant que connector Ouishare : “je suis certes moins payée, mais je suis plus contente de me lever le matin. En une heure de réunion, on accomplit quinze fois plus qu’en un mois dans mes précédents postes”. Quant à Arthur, ancien journaliste économique, le constat est sans appel : “le vieux monde de l’entreprise fordiste est en train de mourir”. Ce qui motive leur action quotidienne, c’est la croyance dans l’intelligence du réseau et dans l’obsolescence des vieux modèles productifs tels qu’on les a connu jusqu’à la fin des années 80. Le modèle de production des richesses est tout simplement à revoir. Mais trève de théorie économique, et retour dans les équipes. Il est 16h et c’est le branle-bas de combat : la ministre Aurélie Filippetti et son équipe arrivent dans 30 minutes. L’objectif est simple : avoir un projet présentable. Inutile de préciser que le temps des questions est révolu. L’action, immédiate, est requise, et une espèce d’agitation subite s’empare de la salle toute entière : tandis qu’on passe un coup de balai au sol et qu’on débarasse les tables des papiers griffonnés, les derniers préparatifs pour la présentation se finalisent. La ministre arrive enfin tout de bleu vêtue, sourire sincère, démarche assurée, et posture droite, chaque pas soigneusement cadencé et mesuré, comme pour laisser le temps aux photographes de prendre tous les clichés nécessaires de son entrée soignée. IMG_4553Accompagnée de Bernard Kahane, directeur de l’ENSCI, ils se dirigent vers les différents groupes qui présentent, confiants et le verbe assuré, les conclusions de leurs projets mash-up.IMG_4565 Puis vient le tour des organisateurs comme Diana et Arthur, qui expliquent avec une verve particulière le projet de Ouishare (photo ci-contre). En cette fin d’après midi et après une journée intense, une photo de groupe s’organiseIMG_4572, comme pour immortaliser une journée à l’infinie richesse. On aimerait sincèrement travailler et étudier plus souvent dans ces conditions, où l’exigence professionnelle n’est pas incompatible à une certaine souplesse d’esprit. Une atmosphère franchement stimulante qui ne demande qu’à se répéter : l’openmindedness, ça marche. Au-delà du mash-up culturel, cet évènement était un mash-up collectif en soi, où chaque individu présent, en tant qu’oeuvre singulière à part entière, a participé à la réalisation d’une oeuvre plus grande encore, transcendant les différences individuelles : cette journée fugace et à bien des titres originale, durant laquelle on a eu une belle illustration de ce que le terme “intelligence collective” signifie. La ministre partie, le second étage de l’ENSCI se vide peu à peu, comme après un spectacle volontiers plus baroque que classique, où les murs résonnent encore des conversations et des éclats de rires ; les plans de travail, héritiers de l’énergie créatrice qu’on leur a leur léguée, semblent désormais avoir une âme propre. Au final ne restent que les étudiants et le personnel encadrant, prenant place sur un assortiment de chaises dépareillées, où aucune n’est identique à l’autre. Ces chaises sont finalement assez illustratives de l’état d’esprit de cette journée : rien n’est uniforme, bien au contraire. La différence est une force en ce qu’elle peut apporter une perspective différente à toutes les questions qui ne manquent pas d’émerger. Mais dans le même temps il y a une espèce d’alchimie à travers laquelle les différences, loin d’entrer en conflit, se subliment les unes les autres et se transcendent dans un cercle vertueux infini : la spécificité de chacun étant reconnue à sa juste valeur, les individus en sont d’autant plus motivés à aller de l’avant et à relever les défis qui leurs sont proposés. Loins d’être fatigués, et encore bourrés d’énergie, les étudiants et organisateurs préparent l’after work. Les étudiants descendus fumer une cigarette ont pour mission de ramener des packs de bière, familiaux de préférence, contenant 30 bouteilles minimum. “On va prendre un verre avec les autres?” demande, enthousiaste, Anne-Sabine, coordinatrice de l’ENSCI, à Anthony, tandis que Pablo improvise une partie de ping-pong avec le premier venu dans la salle de loisir. Il est 18h30, et le bâtiment de l’ENSCI vibre encore de cette profusion d’énergie, dans laquelle on ne peut distinguer le jeu du travail : les 2 se mélangent invariablement et le processus créatif, loin d’ être arrivé à son terme, est un perpétuel présent qui ne finit jamais vraiment…

Crédit photo : (c) Idir BENARD

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Idir Benard
Passionné par les nouvelles technologies, la cyberculture et les visionnaires de tout poil, il écrit un mémoire à l'EHESS sur le transhumanisme et la science fiction. Interrogateur du genre humain, en chemin hors de la caverne de Platon. Bon vivant, ne se prive pas de couvrir des évènements sympas en tout genre, qu'il y ait du vin, du dupstep ou de l'art. Fan des dessins animés des années 90 (Tintin, Dragon Ball Z) et des jeux old school (mégadrive en particulier)

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