Performance
So Many Thing, quand un militaire rencontre un islamiste

So Many Thing, quand un militaire rencontre un islamiste

26 March 2018 | PAR Lili Nyssen

Samedi dernier dans le cadre de Déca(danse) au festival Artdanthé, nous assistions à So Many Thing, performance du chorégraphe Eric Arnal Burtschy dont le support premier est le journal intime d’un djihadiste, trouvé sur le terrain durant une opération militaire. Celui qui nous avait habitué à de sublimes spectacles autour de la disparition du corps, au point que le dernier en date était uniquement et essentiellement composé de lumières, pour la première fois se met en scène lui-même. Une création surprenante, qui n’exploite pas toutes ses capacités. 

Eric Arnal Burtschy est chorégraphe. Il est aussi militaire réserviste, gradé capitaine, et part régulièrement en opérations extérieures sur les questions du Djihadisme. Durant la dernière en date, l’opération dite “Barkane”, un journal intime a été trouvé, celui d’un islamiste. De là prend forme le spectacle So Many Thing, où Eric Arnal Burtschy se met en scène sans filtre, dans une forme de One Man Show morose et décomposé, où s’enchaînent des séquences de lecture du journal intime, de récits de guerre et de déviations métaphoriques d’une dure réalité.

La forme du spectacle est toute particulière : sur le modèle d’un tirage au sort, les séquences s’enchaînent aléatoirement de manière, l’explique-t-il dans une interview qu’il donnait à Toute La Culture, à ce que le spectacle se réécrive continuellement, et crée un nouveau sens à chaque représentation donnée. “J’ai commencé à écrire le texte de ce projet là, et je me suis rendu compte que j’avais donné ma vision de la réalité, et que je pense qu’il n’y en a pas pour un projet comme ça.”. Pas de réalité quand on parle de la guerre. Il n’y a que des visions, des points de vue. Partir de ce constat avant de réaliser un tel projet a la vertu honorable et théorique de se remettre en question dans un contexte essentiellement d’adversité. Mais cette remise en question fait finalement basculer le spectacle dans une forme de bienveillance étonnante qui régulièrement manque la complexité du sujet. Car les problématiques du spectacle sont autant géopolitiques que philosophiques. Qu’est-ce que l’autre, le rejeté, le monstre ? De la part de l’un des protagonistes directs du conflit, on s’attend à une traduction scénique et textuelle de tant de questions au cœur de l’actualité, mais aussi à une plongée au cœur des consciences qui s’affrontent dans un conflit mondial. Car le document trouvé pendant l’opération, ce fameux journal intime, est trop précieux. Mis en parallèle avec le point de vue d’un militaire français, on guette la subtilité de la confrontation de convictions et de combats diamétralement opposés. Mais la sensibilité et la lourdeur d’un tel sujet créent peut-être chez le performeur une hantise : celle de tomber dans une forme de radicalisme de pensée, ou une impossibilité de comprendre l’autre. Les témoignages authentique, celui du journal et celui de militaire, semblent alors déformés par cette appréhension, et de là, on a le sentiment de louper le cœur du projet. On peut aussi l’envisager dans l’autre sens, comme la démonstration de l’impasse dans laquelle un homme peut se trouver, à cause de l’impossibilité humaine de se déprendre de soi-même, et de sa subjectivité.

Et puis, certaines séquences sont profondes. Basées sur l’anecdote de guerre, elles dévoilent indirectement et discrètement des enjeux belliqueux et sociaux. On songe ici à cette séquence où il nous raconte comme à des complices de longue date comment, dans une voiture où il faisait l’amour avec une femme militaire, il a pu corrompre des soldats tchadiens, achetant leur silence pour 40 euros. Sur un ton tantôt humoristique, tantôt narrateur, il nous raconte, souriant, cette anecdote, et des enjeux fondamentaux en ressortent : la corruption, mais aussi la misère sociale, les enjeux de confiance et de protection. En filigrane, on a également des écho de problématiques de grande échelle, tels que la manière dont on fait de l’autre, d’un autre groupe, un monstre (via les médias ou les préceptes religieux). Cette “monstrification sociétale”, de l’Occident vis-à-vis des Djihadistes et vice-versa, c’est peut-être ce que nous nous attendions à voir et à saisir dans ce spectacle de manière plus approfondie. Pour autant, on peut saluer l’audace de s’attaquer à un tel sujet via une forme de création libre, et c’est toujours une performance à voir, car rien de plus intéressant que la confrontation de consciences si lointaines et apparemment incompatibles.

Visuel : ©Eric Arnal Burtschy

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Lili Nyssen

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