Théâtre
“Nous, dans le désordre” d’Estelle Savasta

“Nous, dans le désordre” d’Estelle Savasta

22 February 2021 | PAR David Rofé-Sarfati

Estelle Savasta a écrit et mis en scène un texte singulier entre parabole moderne et manifeste politique. Le spectacle est dynamique, attachant et édifiant.

Estelle Savasta commence sa carrière comme assistante de Gabriel Garran puis de Wajdi Mouawad. En 2005, elle créé sa compagnie et met en scène une adaptation bilingue française et LSF (langue des signes française) du “Grand Cahier” d’Agota Kristof . En 2007, elle écrit “Seule dans ma peau d’âne” et en 2011, “Traversée”. En 2014, le “Préambule des étourdis” naît de l’inspiration d’un album jeunesse et en 2017, elle conçoit “ Lettres jamais écrites”, œuvre co-écrite avec neuf adolescents et quinze auteurs lors d’une résidence.

Au départ de chaque création de la compagnie, il y a une question posée et un long travail de maturation en plateau :  Comment devient-on un monstre ? Comment devient-on une fille ? Qu’est-ce qui nous lie les uns aux autres ?  À chaque fois, ce n’est pas à Estelle Savasta de répondre mais il s’agit plutôt pour elle de repérer ce qui se joue du collectif ou de l’individuel lorsque apparaissent les dilemmes qui nous obligent et que nous ne pouvons traverser avec désinvolture, ceux-là même qui fabriquent des obstacles insurmontables,  des douleurs psychiques qui s’accumulent et des ressentiments sociaux qui s’entrechoquent.

“Nous dans le désordre” a fait l’objet d’une résidence au long cours dans un lycée et de répétitions partagées avec des jeunes. La compagnie, c’est son credo, parallèlement à son travail de création, veille à rester en lien avec les publics les plus éloignés du théâtre, initiant des projets ou apportant des représentations dans des lieux non dédiés : milieu hospitalier, carcéral, foyers de l’aide sociale à l’enfance…

Souvent, une telle modalité de création et son empilement d’édifice d’écriture prédit, résultat de cet artisanat, l’accouchement de pièces bricolées où le peuplement des esprits à l’œuvre organise une multiplicité des discours dans une insaisissable et désordonnée pièce puzzle. Nous avons vu la pièce lors d’une représentation à destination des professionnels dans la salle du Théâtre des Abbesses et, puisque l’inquiétude doit être immédiatement éteinte, écrivons d’abord que la pièce est une magnifique construction homogène par son rythme et son écriture. 

Une scénographie aboutie ….

Ismaël a presque vingt ans et il s’est allongé au bord d’un chemin. Avant de s’allonger, il a écrit un mot : Je vais bien. Je ne dirai rien de plus. Je ne me relèverai pas.

La scénographie de “Nous dans le désordre” fabrique un univers irréel au sein duquel la fable se réalise et se matérialise. Le décor clair-obscur distribue plusieurs endroits ; un lieu est alternativement celui de la tension et celui du hors champ. Une forêt dessinée en fond de scène, clin d’œil au “Songe d’une nuit d’été” de William Shakespeare, embrasse les différents fragments de plateau en une gerbe qui s’ouvre vers le hors-champ général. Autour d’Ismaël, il y a deux parents qui cherchent comment traverser le gouffre qui vient de s’ouvrir devant eux, un frère qui fume, une petite sœur qui invente des stratagèmes pour apaiser l’angoisse, puis Rose, amie magnifique comme en offre parfois l’adolescence ; puis encore une joyeuse petite bande d’amis solidaires.

Ismaël a décidé de dire stop, de désobéir. Par cet acte, les esprits et les cœurs, autour de lui, sont mis à rude épreuve, à la façon de Percival des Vagues de Virginia Woolf, cependant sans que jamais son intégrité physique soit en danger. Ismaël porte le nom du lycée Ismaël Dauphin, établissement où fut en partie écrite la pièce. C’est le nom de ce soldat qui se sacrifiera sur le champ de bataille, tué par le double effet de son amour de la lecture et de son insouciante imprudence de rêveur.  La fable se voudrait un manifeste de la désobéissance ; elle est une réflexion sur le sacrifice et sur l’histrionisme. Le spectateur, très occupé à déchiffrer les réactions déclenchées par cet ermite alimenté par les passants, n’oubliera pas de se demander ce que pousse Ismaël à faire son intéressant

Les réclusionnaires et les trappistes, certains monstres aussi, se reconnaîtront dans ce personnage misanthrope et rebelle, dans cet Alceste qui serait, à la fin du Misanthrope de Molière, resté sur scène, sur le plateau du collectif tiraillé par les doutes, les dilemmes et les découragements. Ismaël, successivement joué par les différents personnages, rencontre la pulsion de mort tandis qu’un reliquaire de la pulsion de vie, sous la forme d’une trainée de lampes de chevet allumées, chemine vers lui.  Ismaël, insoumis, personnage christique, se plante vigoureusement (doit-on évoquer le hasard lorsqu’une œuvre de création émerge) dans l’actualité où l’on s’agite autour d’une image de l’islamo-gauchisme qui pourchasse l’intrication contre-nature de la foi religieuse avec la demande sourde d’insurrection.

… pour un discours actuel et édifiant.

À quoi ça tient la manière dont une histoire nous transforme ? pose l’autrice. Plusieurs réponses viendront donner à cette parabole autant de chutes, de morales de l’histoire, entre mélancolie d’un célestin ou l’incandescence religieuse d’un prosélyte. Une foi autoritaire par essence s’ente contradictoirement sur la désobéissance. André Malraux prononçait au siècle dernier cette phrase devenue mythique : Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. La pièce, impeccablement fabriquée, est à découvrir également dans ce paradoxe.

Nous, dans le désordre d’Estelle Savasta

Crédit Photo ©Anica Bijeljac  

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David Rofé-Sarfati
David Rofé-Sarfati est Psychanalyste, membre praticien d'Espace Analytique. Il se passionne pour le théâtre et anime un collectif de psychanalystes autour de l'art dramatique www.LautreScene.org. Il est membre de l'APCTMD, association de la Critique, collège Théâtre.

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