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« Les Enfermés » ou la libre parole des Fous

« Les Enfermés » ou la libre parole des Fous

15 February 2023 | PAR Juliette Brunet

Avec sa pièce « Les Enfermés », Léa Fonder imagine la rencontre des plus illustres des fous : Vincent Van Gogh, Camille Claudel, Antonin Artaud, Sarah Khane et Virginie Despentes. Emmurés dans l’asile, ces cinq protagonistes expriment ensemble l’universalité de l’enfermement, la violence sociale exercée par l’intermédiaire du corps médical, ainsi que la dialectique folie et création.

Après avoir intégré le Cours Florent en 2017, Léa Fonder présente sa pièce, Les Enfermés, comme travail de fin d’étude. Par la suite, elle monte sa compagnie de théâtre professionnelle La Marquise, avec qui elle joue cette pièce pour la première fois, la veille de la fermeture des théâtres, en octobre 2020. A l’automne 2021, Philippe Thiounn signe la mise en scène des représentations données à Monthermé, à Nevers et à l’Auguste Théâtre à Paris. Avec cinq nouvelles représentations, programmées au théâtre Darius Milhaud, la Compagnie nous a donné à voir une pièce aux allures de comédie dramatique, magnifiquement écrite et remarquablement interprétée.

Des cris. Des cris. Des cris répétés qui deviennent des hurlements d’aliénés. Dans le noir, seuls résonnent les cris suraigus d’Antonin Artaud. Puis des voix s’élèvent, tantôt plaintives, tantôt vindicatives, à la recherche de réponse et de solutions. « Comment ai-je pu arriver là ? ». « Comment vais-je sortir d’ici ? ». Et le réveil sonne : les résidents de l’hôpital psychiatrique sortent de leur sommeil médicamenté. Vincent Van Gogh (Maxime Peyron), Camille Claudel (Léa Fonder), Antonin Artaud (Fabien Auger), Sarah Kane (Solène Abadie) et Virginie Despentes (Clara Queffrinec) se trouvent réunis entre les quatre murs froids et nus de l’asile. Durant une journée, rythmée par les stricts horaires des repas et des ateliers « thérapeutiques », ces artistes témoignent de la violence de ses maisons de santé dans lesquelles ils ont réellement séjourné.    

 

Un huis-clos anachronique où persiste la violence de l’asile

Le réveil retentissant s’accompagne de la voix faussement rassurante du psychiatre (Jean Calonne), se tenant de dos, tout de blanc vêtu. Dans ce huis-clos, les illustres internés vont devoir faire face au regard du médecin, dont l’almague entre « client » et « patient » annonce la couleur du traitement accordé aux résidents. Bien qu’ils ne soient pas contemporains, ces cinq artistes ont en commun l’expérience de l’enfermement abusif. Cette réunion anachronique met d’autant plus en exergue la persistance de la violence asilaire. Si leurs époques et leurs prisons diffèrent, ils témoignent de l’agressivité constante avec laquelle la société entend traiter la folie.

Si leurs existences ne se sont jamais croisées, la pièce entremêle astucieusement leurs histoires, mettant en lumière leur expérience partagée et leur(s) remède(s) commun(s). Cible d’une discrimination sociétale et victime de l’autoritarisme médical, l’Art est ce qui leur reste de liberté. Pour Van Gogh, le travail artistique est la cause et le soin de la maladie psychique, l’art est l’expression de cet enfer. Tous revendiquent la nécessité de création, mais également leur liberté récréative : la consommation de drogues est une autre voie de libération et de soulagement (bien que temporaire). Aussi, quand sonne l’heure du quartier libre, Artaud déclare comme un prophète : « Supprimez nous un moyen de folie, nous en créerons 10 000 autres… laissons se perdre les perdus tant que nous n’aurons pas réglé la question du désespoir humain ».

 

Un humour grinçant qui dénonce la brutalité en blouse blanche

Si la pièce prête plus d’une fois à rire, c’est pour mieux condamner l’absurdité de la thérapeutique chimique, l’infantilisation des résidents, l’ennui et les privations qu’implique l’hôpital. Et surtout, elle tourne en dérision l’assurance feinte du psychiatre, qui se trouve vite débordé par l’excentricité, l’énergie créatrice et le besoin de liberté de ses patients. Un sorte de médecin charlatan, apprenti sorcier et chimiste inexpérimenté, qui se pare dans l’autorité de sa blouse blanche et se barricade derrière le langage technique du diagnostic médical. A la manière d’un show télévisé, intitulé « Thérapie collective », le psychiatre se lance dans des monologues effrénés, égrainant des symptômes et des traitements jusqu’à s’essouffler.

Réduit à des mots-clés stigmatisants et des noms de molécules, les cinq artistes dénoncent la brutalité de l’institution médicale. Si leur indignation est commune, elle ne se nourrit pas des mêmes constats. Pour Artaud, la médecine a inventé la maladie. Van Gogh considère que guérir une maladie telle que la folie est un crime, puisque cette dernière est salutaire. Despentes, adolescente au moment de son internement, voit sa différence comme la simple expression de ce que les adultes ne veulent pas voir. La violence ne vient pas de ses cris de rage existentielle, mais bien de la façon dont les adultes, parents et médecins compris, y répondent. Car enfin, ils ne sont que les victimes de l’angoisse, celle qui lèse la vie. Ce vide, ce parasite, ce trou au cœur que les psychiatres ne veulent ou ne peuvent pas comprendre.

 

Une création mêlant les écrits des artistes et une juste imagination

Cette création mêle à merveille les écris de ces grands artistes avec l’écriture de Léa Fonder, dont l’imagination impressionne par la justesse et la subtilité. Au terme d’un travail de recherche documentaire, l’auteure et comédienne a réalisé un choix plus que pertinent parmi les écrits que nous ont laissés ces artistes. Chaque personnage brille dans son individualité, leur intimité se dévoilant à mesure que la journée avance. Chaque patient retrouve son identité dans l’anonymat de l’asile et un peu de son histoire dans ce lieu figé. La reprise de leurs mots est d’autant plus essentielle que la plupart de ces artistes n’ont bénéficié que d’une reconnaissance posthume.

De plus, ces monologues donnent toute la latitude nécessaire aux comédiens pour incarner ces personnalités hors du commun. Léa Fonder déploie ainsi toute une palette d’émotions en reprenant les réponses de Camille Claudel au questionnaire de Proust. Ces réponses piquantes et touchantes avait fait l’objet d’une lettre envoyée à son ami Florence Jeans. Solène Abadie incarne le désespoir mortifère de Sarah Kane au travers des extraits de sa pièce 4.48 Psychose. Clara Queffrinec énonce avec toute la hargne et la fureur de Despentes, l’introduction de King Kong Theory : « J’écris de chez les moches… ». Avec toute la sensibilité qui se dégage des lettres de Van Gogh, Maxime Peyron rend hommage à cet artiste, qui maniait aussi bien le pinceau que la plume. Mais c’est surtout Fabien Auger qui nous a impressionné, en donnant une voix phénoménale à La recherche de la Fécalité d’Antonin Artaud. 

 

Distribution et informations 

Une pièce de Léa Fonder, mise en scène par Fanny De Montmarin. Avec : Clara Queffrinec, Fabien Auger, Solène Abadie, Jean Calonne, Maxime Peyron, Léa Fonder

Les samedis à 21h00 du 28 janvier au 18 mars 2023 au Théâtre Darius Milhaud – 75 019 Paris 

 

Visuel© Affiche officielle de la pièce Les Enfermés de Léa Fonder

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