Le magique “En attendant Godot” de Françon à La Scala Paris
Alain Françon se saisit du texte le plus célèbre de Samuel Beckett et livre à La Scala Paris, avec la complicité de André Marcon et de Gilles Privat, une magique version de la non-aventure de Vladimir et Estragon.
En attente de presque rien
A la tombée de la nuit, deux vagabonds, deux reclus, deux étranges, Vladimir et Estragon attendent un certain Godot sur un coin de campagne désert prés d’un arbre dégarni. Ils croiseront deux drôles de personnages, Pozzo et Lucky. Ils attendront sans jamais le rencontrer ce mystérieux Godot durant les deux actes de la pièce. Savent-ils qui il est ou si seulement il existe ? Leur attente sera la nôtre. Leurs rêves seront les nôtres. Leur destin sera-t-il le nôtre?
Que dire de cette galerie d’êtres aux existences inquiètes sinon que nos cœurs se serrent pareillement à la vérité de leurs conversations, entre rires et larmes, empoignés au col par la surface de leur humanité ? Beckett refusait le terme d’absurde, il croyait à la valeur réaliste, naturaliste de son œuvre. De l’existence, il n’en refusait pas l’humour. Son art du décalage et du flamboyant faux-semblant confère à sa pièce cette tension indicible dont nous restons, adaptation après adaptation, toujours gourmands.
Samuel Beckett n’a jamais rien dit de son œuvre. Seulement qu’il avait commencé à écrire En attendant Godot pour se détendre, pour fuir l’horrible prose qu’il écrivait à l’époque. Dans une lettre adressée à Michel Polac, en janvier 1952, il écrit : “Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas, surtout pas, s’il existe. Et je ne sais pas s’ils y croient ou non, les deux qui l’attendent. Les deux autres qui passent vers la fin de chacun des deux actes, ça doit être pour rompre la monotonie. Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup. Mais ça me suffit, et largement. Je dirais même que je me serais contenté de moins.”
Le double
André Marcon (Estragon) et Gilles Privat (Vladimir) sont magiques. Ils envoûtent, restituent chaque mot, ainsi que chaque silence et donc chaque vertige. Les deux artistes fascinent. Nous comprenons vite que nous sommes devant des géants. Grâce à leur génie, nous sentons circuler sur le plateau de la grande salle de la Scala Paris à la fois la mélancolie autodestructrice autant que l’amour.
Le geste d’Alain Françon ose. Il construit les deux personnages d’Estragon et de Vladimir non seulement comme deux frères de mauvaise fortune mais moins classiquement comme des autres mêmes. L’un semble être le miroir de l’autre. L’un est peut-être l’autre. Ce thème du double ouvre un océan de réflexions et d’associations. Nous comprenons pourquoi Vladimir est absent lorsque chaque nuit Estragon se fait battre par des étrangers. Vladimir et Estragon sont la même personne – et un peu nous-mêmes. Au réveil, les deux apparaissent à partir d’un seul.
Alain Françon ajoute son tour de prestidigitateur à la magie du texte. Et les deux comédiens arment leur personnage de sorte qu’ils résistent à l’illusion. Aux applaudissements nourris, nous remercions Beckett, Françon, Marcon, Privat mais aussi Antoine Heuillet, qui joue le garcon, Guillaume Lévêque, formidable Posso et Eric Berger, qui interprète Lucky).
Un déjà patrimonial Godot.
En attendant Godot, de Samuel Beckett Mise en scène Alain Françon Avec Éric Berger (Lucky) , Guillaume Lévêque (Pozzo), André Marcon (Estragon), Gilles Privat (Vladimir) et Antoine Heuillet (Garçon), à la Scala Paris jusqu’à 4 avril
En avril 2023 – Le domaine D’O I – Montpellier En mai 2023 – CDN de Nice
Crédit Photo © Jean-Louis Fernandez
