Théâtre
Ivo Van Hove plonge Oreste et Electre dans la boue et le sang à la Comédie Française

Ivo Van Hove plonge Oreste et Electre dans la boue et le sang à la Comédie Française

01 May 2019 | PAR Amelie Blaustein Niddam

À la Comédie Française, le directeur artistique du Toneelgroep Amsterdam donne une suite aux Damnés en réunissant deux textes d’Euripide  : Electre/ Oreste, dans un seul mouvement, celui de la vengeance.

C’est donc la seconde pièce d‘Ivo Van Hove qui entre au répertoire du Français, et si la tragédie est toujours au cœur de son travail, les pièces antiques ne sont pas son terrain de jeu naturel. Nous avions laissé le metteur en scène belge début avril sous l’eau du brillant The Hidden Force et nous le retrouvons ici dans la boue humide et sale. Toujours associé à la scénographie à Jan Versweyveld, il nous embarque dans un univers comme un paysage après une bataille. La bataille, c’est celle que Martin menait contre sa mère dans Les Damnés. Il gagnait en la violant, la tuant et en déversant sa haine contre le public. 

Le plateau est, contrairement à l’adaptation de Visconti, peu encombré. Seul le sol est plein. Au centre de la scène se trouve une porte, support à toutes les allégories : maison, tombeau, palais… Au fond, des immenses timbales en cuivre finissent d’asseoir la vision d’un espace sans issue. Ces percussions seront activées (presque) tout le temps par le Trio Xenakis. Le son métallique des peaux et des cuivres associé à la noirceur du décor dessine la toile de fond macabre de ces deux histoires reliées par le ventre de Clytemnestre (Elsa Lepoivre).

Electre (Suliane Brahim) est donc condamnée à la misère, vivant telle une moins-que-rien dans un champ. Elle est désormais la femme d’un laboureur. Elle est sans nouvelle de son frère Oreste (Christophe Montenez) qui lui est caché dans un palais. Elle n’a plus rien à perdre et la raison n’a aucun sens. Elle veut venger son père Agamemnon, tué par l’amant de sa mère, Égisthe. 

“Meurtres, calamités, affreux forfaits”

Ivo Van Hove a eu de nombreuses idées géniales dans cette pièce. L’une d’entre-elles est d’inviter Wim Vandekeybus à mouvoir le chœur. Les femmes offrent une danse tellurique qui rend un hommage direct au Sacre du printemps de Pina Baush. Le sacrifice est là, prégnant. Elles scandent “marche, marche tout en pleurant” et guident Electre dans ce que les hommes du XXIe siècle nommeraient sa radicalisation. Rien ne peut arrêter Electre qui pourtant n’agit pas par elle-même. Comme sa mère, c’est elle qui commande le crime sans le commettre.  L’autre bonne idée est d’opposer le peuple et l’élite par les costumes. Le peuple en haillon et l’élite en bleu roi. Sur cette scène toute de boue personne ne restera propre. Les entrées se font via un pont étroit et bancal qui  pousse les protagonistes à se vautrer. Bientôt les taches marrons se mêleront au sang d’abord d’Égisthe puis de Clytemnestre.

La question que pose la pièce est double : doit-on se rendre justice soi-même et quelles conséquences ont ses actes ?

Oreste tue malgré-lui et ne s’en remet pas, son meilleur ami (Pylade-Loïc Corbery) trouve dans la convergence des haines une fonction de pouvoir, et Electre est assoiffée de sang. La pièce avance vers le pire et ajoute, comme dirait Eschyle, un malheur à tant de maux. Ils n’ont pas le choix car les possibles sont bouchés. Elle dit “Nous sommes le joug de la nécessité” qui est peut-être, on le comprendra lors d’une dernière apparition …divine, la clé de la pièce.

Alors, Ivo Van Hove semble relire La Naissance de la tragédie de Friedrich Nietzsche pour, en réponse à un oracle qui permet à Oreste de retrouver sa sœur, offrir une réponse raisonnable au chaos. Ce qui apparaît brutal deviendra logique, la raison reprendra ses droits.  

Dans cette mise en scène où la laideur devient belle la troupe excelle. Dirigée à merveille par Van Hove, elle offre un jeu naturaliste  où les personnages sont les comédiens et non l’inverse. L’impact est aussi total que la boue que les femmes soulèvent dans leur danse sous forme de combat. Tous incarnent les dilemmes et les drames de la “race de Pelops”.  Electre/ Oreste est un choc. Le verbe d’Euripide nous parvient comme une tribune ultra-contemporaine alors qu’aucune référence au monde d’aujourd’hui n’est faite.  Ce décryptage de la violence résonne, sans la rendre légitime, ( “un acte impie”, “le sang a coulé pour le sang) avec notre actualité. “Souffrir ainsi n’est plus vivre” déclame Oreste comme un écho aux colères. Des manifestations sanglantes des Gilets Jaunes, nous percevons une volonté de vengeance désormais sans lien avec les motivations de départ. “Pour moi puisqu’en tout cas je dois mourir, j’entends d’abord faire souffrir mes ennemis ” dit Oreste.  Et cette strophe  éclaire nos incompréhensions.

Chef-d’oeuvre total acclamé comme il se doit, cette entrée au répertoire fera date. La pièce est à voir jusqu’au 3 juillet et pour le moment il reste de la place. Les non parisiens pourront la découvrir au cinéma le 23 mai en France et à l’étranger dans 300 salles Pathé.

 

Visuel: ©Jan Versweyveld

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Christophe Candoni
Christophe est né le 10 mai 1986. Lors de ses études de lettres modernes pendant cinq ans à l’Université d’Amiens, il a validé deux mémoires sur le théâtre de Bernard-Marie Koltès et de Paul Claudel. Actuellement, Christophe Candoni s'apprête à présenter un nouveau master dans les études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Spectateur enthousiaste, curieux et critique, il s’intéresse particulièrement à la mise en scène contemporaine européenne (Warlikowski, Ostermeier…), au théâtre classique et contemporain, au jeu de l’acteur. Il a fait de la musique (pratique le violon) et du théâtre amateur. Ses goûts le portent vers la littérature, l’opéra, et l’Italie.

2 thoughts on “Ivo Van Hove plonge Oreste et Electre dans la boue et le sang à la Comédie Française”

Commentaire(s)

  • Elena

    Bonjour!
    La bataille, c’est celle que Martin (pas Günther) menait contre sa mère dans Les Damnés

    Cordialement

    May 2, 2019 at 21 h 15 min

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