Théâtre
« De quoi parlez-vous ? » : le Théâtre Le Lucernaire au pays du mot de Jean Tardieu

« De quoi parlez-vous ? » : le Théâtre Le Lucernaire au pays du mot de Jean Tardieu

27 October 2014 | PAR Fanny Bernardon

La compagnie C’est-pas-du-jeu, l’Harmattant, le Lucernaire et Paris Jeunes Talents présentent depuis le 3 septembre jusqu’au 8 novembre, du mardi au samedi à 20h, l’énergique et brillante “De quoi parlez-vous?”. Sophie Accard amène à réfléchir sur le langage et les mots à travers l’oeuvre de Jean Tardieu dans une mise en scène qui allie illusion, rire et dérision.

Dans une des petites salles du Lucernaire, la Rouge, nous attendons fébriles et impatients de goûter au travail de Sophie Accard. Quelle lecture va-t’elle nous offrir du magicien Tardieu. Avant de remplir les étagères de nos bibliothèques, ce physicien des mots, cet anthropologue de leurs sens a interrogé, torturé, malmené et bouleversé le langage au fil de ses écrits. Les cinq textes que Sophie Accard a choisi pour la scène sont les illustrations vivantes de cette drôle et douce poésie que nous a laissée Jean Tardieu. Celui pour qui lire est le meilleur moyen de ne pas oublier l’alphabet est très brillamment célébré sur les planches par un quatuor de comédiens talentueux et débordants de vie. Sophie Accard se prête à l’exercice du jeu aux côtés d’Anaïs Merienne, de Tchavdar Pentchev et Léonard Prain.

Finissez vos phrases !

De quoi nous plonger très rapidement dans l’univers de Tardieu. Un dialogue amoureux entre deux amants qui se retrouvent à l’occasion d’un bal costumé. Pudiques mais impatients, ils s’attirent, se séduisent, se rappellent à leurs bons souvenirs et se suggèrent l’un à l’autre de regoûter au plaisir d’être ensemble. Anaïs Merienne et Léonard Prain se donnent la (presque) réplique. Ils nous font rire de leurs insinuations, de leur timidité mal dissimulée et de leur brûlante excitation. Il est fougueux, elle est coquine.

“- Oh ! Chère amie ! Quelle chance de vous …
-Très heureuse, moi aussi ! Très heureuse de…vraiment oui
-Comment allez-vous, depuis que … ?
-Depuis que ! Eh ! Bien ! J’ai continué, vous savez, j’ai continué à…
-Comme c’est ! …Enfin, oui, vraiment, je trouve que c’est…
-Oh n’exagérons rien ! C’est seulement, c’est uniquement…Je veux dire : ce n’est pas tellement, tellement… “

Une longue litanie d’échanges qui n’ont pas de fin et qui ne veulent pas de fin pour s’éviter de souffrir du mot. Il nous ôterait la drôlerie d’une discussion qui l’air de rien, prend tout son sens.
Les envolées amoureuses, d’ordinaire lourdes d’entrelacs de mots sont plus souvent verbiage qu’authentique passion. Ici nous rions des exagérations de monsieur, des courbettes de madame et d’une savante absence de verbe.

De quoi s’agit-il ?

D’absurde. Voilà de quoi il s’agit. Un juge qui préside et Monsieur et Madame Poutre, venus porter plainte en faveur de…en faveur de qui ? Le juge, père, président, directeur ne comprend pas vraiment ce que lui veulent ces deux hurluberlus. Tchavdar Pentchev grimé en monsieur le proviseur est agité, il sue, il s’énerve, agresse le greffier qui ne greffe pas ce qu’il faut quand il faut. Le couple paysan s’acharne à lui expliquer, bien qu’il n’en a pas été témoin, les méfaits de…mais de qui ? Pour finir par lui vanter les mérites de…mais de qui ?

Au fil d’un témoignage qui nous révèle tout sauf la vérité rien que la vérité, nous nous amusons, nous rions aux larmes de l’accent, du langage et du jargon des Poutre. Les yeux grands ouverts, un brin naïfs, un tantinet simplets, les Poutre sont assis face à nous, interdits. Et c’est justement cela qui est croustillant. Le mur qui oppose ces très calmes et innocents témoins face à l’impatience d’un juge qui cherche un coupable, qui veut un coupable! Car c’est bien le travail de la justice que de trouver le coupable, d’opposer des plaidoyers, de se défendre de mots, de convaincre par la ton et la bonne formule. Ici les récits des Poutre sont incompréhensibles, leurs mots nous déroutent et nous trompent. Absurde accusation, absurde protocole, absurde conclusion. Tout en malentendus et en bruitages faits maison hilarants, nous vivons ici une déconstruction humoristique de la si sérieuse et bavarde justice !

Le guichet

L’installation du décor se fait sous nos yeux et nous comprenons rapidement qu’il va être question d’attente, de démarches administratives longues, tortueuses et infernales. Deux écriteaux indiquent que dans un premier temps il va falloir être patients, et dans un second, il faudra être brefs. Derrière un guichet, deux agents s’installent, mécaniques et blafards. Un client arrive, désorienté, chargé d’une valise et d’un air inquiet. Evidemment, il est là pour obtenir des informations. On comprend très vite que vont se confronter la froideur de l’administration et la singularité, pleine de passions et de contrariétés, de l’être humain. Alors qu’ils demandent au client pressé d’épeler son nom, les deux agents baissent les bras devant la complexité de son orthographe : M…U…Z…S…P…N…J…A tréma…K…deux E…S…G…U…R…W…P…O…N…T. Et comme l’originalité ne rentre pas dans les cases, notre client se retrouve assigné d’un numéro. Le guichet est un texte burlesque qui consiste en une discussion de sourds entre l’homme en déroute et les rouages d’une machine administrative qui ne réfléchit bien souvent qu’en fiches et qu’en jargons. Sophie Accard, Léonard Prain et Anaïs Merienne portent à tour de rôle la casquette de ces agents à la curiosité malsaine, au dicton facile et à l’avis toujours prêt à être donné. Tchavdar Pentchev apporte néanmoins à cette brève de vie quelque chose de très émouvant. On y voit un homme qui se soumet, qui fait ce qu’on lui demande mais qui n’oublie pas ce pour quoi il est là : retrouver l’amour de sa vie.

Les mises en scènes sont de véritables tableaux animés qui accrochent nos regards, dessinent nos sourires et nous volent de nombreux éclats de rire que l’on offre volontiers aux quatre talentueux comédiens. Nous vous invitons vivement à réserver vos places pour la pièce afin de découvrir les deux autres textes de Jean Tardieu que Sophie Accard fait revivre avec beaucoup d’humour, Oswald et Zénaïde ainsi qu’Un mot pour un autre. Par quelques touches et numéros de magie, des spectacles de marionnettes à l’univers du cirque, “De quoi parlez-vous” est une véritable partie de rire, maligne, dynamique, surprenante, rebondissante et enchanteresse ! Ce soir-là au Lucernaire, la salle a ri aux éclats. Ne résistez pas à vous offrir une soirée de laquelle vous sortirez heureux et sifflotant.

Reprise de la pièce : Au théâtre de la Manufacture des Abbesses du 9 novembre au 30 décembre. Lundi, mardi, mercredi à 21h ; dimanche 20h.

Visuel à la Une et visuel : @Captures d’écran

Infos pratiques

Odéon Théâtre de l’Europe
Les Gémeaux
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