
Berlin mon garçon de Marie NDiaye, mise en scène de Stanislas Nordey à l’Odéon
Stanislas Nordey a commandé un texte à Marie NDiaye sur le vaste thème du terrorisme. La lauréate du prix Fémina 2001 et du Goncourt 2009 a imaginé une histoire terrible. Celle d’un couple de libraires de Chinon, petits-bourgeois de province, qui voit son fils se radicaliser et disparaitre à Berlin avec le projet de commettre un attentat-suicide. Captivant et lumineux.
Une pièce sur le désir.
Emporté par son désir que l’on suppose mortifère, par un acte terrible et son mystère, le fils, qui n’apparait jamais dans la pièce, interpelle le désir de chacun. De ce désir du fils, le père, agrippé à son aspiration de défendre coûte que coûte un statut social de libraire, et surtout pas de boutiquier, n’en voudra rien savoir. La mère quant à elle s’obstinera à croire qu’au-delà de sa propre vie seule celle de son fils compte inconditionnellement. À Berlin, elle sera longtemps convaincue de son innocence ; elle y rencontrera un Allemand, son logeur qui au cœur d’une vie vaine et ennuyeuse rencontrera lui aussi son désir sous la forme d’une mission : celle de sauver une mère devant un fils déjà perdu.
Une pièce sur le langage.
La pièce est exigeante car verbeuse. Les personnages parlent beaucoup pour dire peu ou pour dire autre chose que ce à quoi ils pensent ou pour mal exprimer ce qu’ils ne pensent pas. Est décrit le quant à soi lorsqu’il se confronte à la nécessité de communiquer. Les paroles sont vidées de leur affect ; la violence est renvoyée au loin. Tout n’est que je, dans une adresse à un public qui est sommé d’accueillir souvent avec peine, parfois avec horreur les pensées de chacun. Sommes-nous vraiment en lien les uns avec les autres ? Sommes-nous les ennemis de nous-même ? Sommes-nous actés par nos sentiments ou par nos mots?
Les mots percutent et envahissent le corps des personnages à les déborder. Nous sommes étouffés par ce blablas nécessaire, indispensable tandis que superfétatoire. L’humanité se civilise ainsi : par une parole. A la fin la mère sauvera la civilisation et elle-même en brisant un tabou civilisationnel, justement. Le retournement est édifiant cependant que dérangeant.
Une pièce sur le terrorisme.
Le terrorisme a ce talent de nous faire peur et par ces causes, et par ses actes et par ses conséquences. Par une évocation du conte populaire de Pinocchio, la marionnette qui fuit son père et qui se retrouve dans l’ile enchantée où les enfants sont transformés en ânes, Nordey nous invite à repérer que la terreur de perdre nos enfants pré-existe en nous, d’où la malice tactique des islamistes à recruter hors de la communauté musulmane pour nous inquiéter d’autant.
Concernant encore les causes d’embrigadement, la grand-mère voudrait croire que le fils fut mal éduqué par des parents irresponsables, des bobos laxistes qui auraient confondu le péché avec l’erreur contingente. Mais une cliente de la librairie l’interpellera; elle dira que chez le fils s’exprimait une part sombre et diabolique faite d’agressivités et de colères intimes. Le radicalisme aura su caporaliser cette haine d’un fils déjà mystérieux qui s’enfoncera dans le radicalisme, qui cessera de parler et qui quittera la civilisation pour la barbarie, la civilisation de qui parle encore et toujours, de qui parle trop. Devant cette barbarie qui est une rupture, la mère brise un tabou, elle opèrera un pas de coté et s’exonérera de la loi commune. Mère courage, elle répondra à la barbarie par la barbarie.
Une pièce esthétique.
Pour accepter l’insupportable débordement des mots, il aura fallu la force d’une scénographie épurée à la Braunschweig et l’immense talent des comédiens. Dea Liane, Sophie Mihran et Laurent Sauvage abandonnés au milieu d’un décor presque vide jouent juste , nous font entendre le texte. Hélène Alexandrinis qui interprète la mère est formidable. Celle qui fut la fantastique reine dans Yvonne princesse de Bourgogne mise en scène de Jacques Vincey et dernièrement la femme des Serpents de la même Ndiaye pour le même Jacques Vincey constitue le pôle magnétique du spectacle. Nous sommes pendus à ces lèvres. Pourtant son personnage agace par sa logorrhée et par sa compulsion à tout déplier pour expliquer au plus près; la comédienne jamais ne cesse de nous saisir, de nous captiver, de nous déranger jusqu’au dernier mot d’une chute si troublante. Merci aussi à Annie Mercier, toujours parfaite ; elle interprète une grand-mère perchée autant que terrienne, une femme dans l’ambiguïté du cynisme et de la clairvoyance. Nous aurons enfin été fascinés par Claude Duparfait ; le comédien qui fut récemment Arnolphe de l’École des femmes puis Agamemnon dans Iphigénie chez Stéphane Braunschweig offre son corps aux mots entendus autant qu’à ceux non-dits. Ce corps percuté en direct live par les mots est une des expériences du spectateur de la pièce.
Une pièce exigeante et moderne.
La pièce bavarde est exigeante; elle est merveilleuse pour qui entendra les mots prononcés comme les mots absents noyés au milieu de l’abondant verbiage des personnages. Elle est formidable pour qui repèrera que si les mots dans leur débauche nous asphyxient parfois, leur neutralisation signe la barbarie et le terrorisme.
Berlin mon garçon
de Marie NDiaye
mise en scène Stanislas Nordey
durée 1h40
16 juin – 27 juin – Odéon 6e
Crédit Photo © Jean-Louis Fernandez