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Le Festival d’Avignon vu de la Belgique : Suite n°3  – Entretien avec Sophie Linsmaux & Aurelio Mergola /  Cie Still Life / Flesh – Les éclaireur.es des images

Le Festival d’Avignon vu de la Belgique : Suite n°3 – Entretien avec Sophie Linsmaux & Aurelio Mergola / Cie Still Life / Flesh – Les éclaireur.es des images

09 August 2022 | PAR Sylvia Botella

Sylvia Botella est critique, elle est également la dramaturge du Théâtre National Wallonie-Bruxelles. Nous lui avons demandé en ce jour de clôture du 76e Festival d’Avignon de nous dresser son bilan personnel. Elle a répondu en plusieurs temps. Voici sa Suite n°3 qui revient sur Flesh de la Cie Still Life qui a été chaleureusement accueilli par les publics et les professionnel.les français et internationaux. À en croire son entretien avec Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola, la Cie Still Life n’a rien perdu de son mordant tendrement belge.

Vous êtes deux figures emblématiques du théâtre visuel en Belgique ! Pensez-vous appartenir à un courant ? À une communauté ?

Sophie Linsmaux (S.L.) : Cela se fait à un niveau très inconscient. Nous n’avons jamais voulu nous inscrire d’emblée dans une esthétique ou un mouvement en particulier. Nous ne nous sommes jamais dit que nous allions faire du théâtre visuel. Nous y sommes arrivé.es de manière instinctive, par le biais du plateau. De la même manière, il y a toujours des échos, des reflets avec d’autres artistes, d’autres pratiques artistiques, d’autres œuvres… Ce qui surprend toujours.

Aurelio Mergola (A. M.) : Certes, les références aux arts plastiques et à l’hyperréalisme affluent dans notre travail. Mais nous sommes davantage travaillé.es par la question des frontières. Nous sommes des sortes de piocheurs. Nous ré-articulons diverses disciplines pour raconter des histoires. Et s’il y a un mot qui nous caractérise, c’est bien le mot : indiscipline.

À partir de 4 brèves histoires contemporaines non verbales And Yet, Katy & John, Love Room et Embrace, vous explorez la chair humaine sous toutes ses coutures. Flesh, ce sont 4 récits intimistes dans lesquels il y a un sous-texte social, politique. Quel est-il ?

A. M. : Nous observons tout et nous nous nourrissons de tout. C’est le nœud principal de notre pratique : mettre le monde dans lequel on vit sur plateau. Mais nous ne nous y attaquons pas de manière frontale. Les spectateur.ices peuvent y agréger leurs histoires, leurs récits de vie, leurs interrogations. À en juger leurs réactions, cela semble faire mouche, déchainant non seulement l’hilarité, mais aussi les questionnements existentiels. Un spectateur nous a dit : « je n’aime pas penser à la mort de mon père. Flesh me force à m’y pencher avec humour et à m’interroger ».

S. L. : Faire le choix du non verbal nous permet de créer des espaces vacants et déplier autrement le regard des spectateur.ices sur le monde. Il soutient tout le spectacle en traçant un arc dramaturgique de And Yet jusqu’à Embrace en passant par Katy & John et Love Room.

A. M. : Je ne sais pas si notre geste artistique est politique. Ou en tout cas, ce n’est pas conscientisé. En revanche, il fait société. Le théâtre est l’un des derniers lieux où nous pouvons vivre des expériences sensorielles, ressentir des émotions, nous questionner, ensemble. Même si après, nous rentrons chez nous, quelque chose s’est passé, quelque chose est passé.

S. L. : Dans une salle de théâtre, nous sommes des êtres vivants ensemble. Nous partageons des émotions, des rires. Ils font sens. Il y a là quelque chose de profondément politique, me semble-t-il.

A.M. : Nous décrivons un monde qui va terriblement mal. Pourtant les êtres humains continuent d’interagir. C’est l’impression que j’ai en tout cas.

Dans Flesh, il y a quelque chose en plus : le manque. On le devine dans les paroles de la chanson Vanina interprétée originellement par Dave.

A.M. : Au-delà du fait que Vanina peut être la chanson préférée de quelqu’un.e, cela ne m’étonne pas qu’on puisse la passer à des obsèques. Pour beaucoup, la mélodie semble être édulcorée. Mais si on prête attention aux paroles, elles sont terribles. Elles signent un adieu.

D’une certaine manière, Vanina métabolise toute la pièce. C’est le seul moment où les personnages verbalisent ce qu’iels vivent.

A. M. : Tout ce qui nous submerge au sens le plus organique du terme provient des rencontres avec les autres, et des découvertes que cela nous apporte. La chanson Vanina exprime bien notre nécessité d’être en contact avec le monde extérieur.

S. L. : Notre théâtre martèle le besoin d’être relié à l’autre. Les paroles de Vanina l’expriment bien.

Comme dans vos autres pièces, dans Flesh, il y a de manière quasi non-stop un mélange d’horreur, de désespoir, mais aussi de comique.

S. L. : C’est une composition entre deux états, deux émotions, deux idées : le désespoir et le rire. Ils se répondent constamment dans notre écriture : le comique rebondit sur les situations désespérées et désespérantes.

A. M. : Ce ressort n’est pas que dramatique ou dramaturgique. Il est signifiant. Ainsi va le monde ! Il ne se passe pas un jour sans que nous éprouvions ce sentiment : certains événements sont terribles pour certains, alors qu’ils sont comiques pour d’autres.

S. L : C’est très classique. Tout est question d’écart. Un léger décalage et tout le monde rit

Surtout dans Love Room ! C’est un pur gag, un peu à part dans le spectacle. Comment vous est-il venu à l’écriture ?

S. L. : Dans Love Room, nous nous interrogeons sans filtre sur le substitut de la chair : les réalités virtuelles. Nous avons beaucoup réfléchi sur la manière de le raconter. Mais en réalité, c’est arrivé très simplement dans l’écriture. Est-ce un gag ? Je ne sais pas trop. Lorsque je regarde Love Room, j’ai envie de pleurer. La situation est désespérante. Comme dans bon nombre de nos pièces, il est question d’un naufrage. Là, c’est au sens propre du terme. L’actrice Muriel Legrand s’est vraiment approprié l’histoire, dévoilant des hors-champs insoupçonnés.

À .M. : C’est de là que tout part : notre voyeurisme. Nous regardons une femme en train de vivre virtuellement ce qu’elle n’arrive pas à vivre dans la vraie vie : une histoire d’amour. Nous rions parce que le jeu d’actrice de Muriel Legrand réactive notre vénération adolescente et commune, très fleur bleue, pour les personnages du film en question (ndlr : nous taisons volontairement le titre du film pour créer la surprise). Nous reconnaissons les bribes de la BO du film, le geste de la main quasi iconique de l’un des personnages contre le hublot. Nous rions aussi parce que nous sommes mal à l’aise. Nous ne devrions pas voir ce qui se passe dans la Love room. Nous ne devrions pas assister au désarroi de la femme lorsqu’elle retire son casque et prend conscience de tout ce qu’elle a vécu. Cette scène est très violente.

S. L. : Elle est d’autant plus violente, qu’il y a le long silence ! Il dure longtemps. C’est très beau d’observer comment la communauté se reconstitue à partir de la mémoire.

Comment articulez-vous les dramaturgies, l’écriture ?

S. L. : Ce qui déclenche l’écriture varie d’un spectacle à l’autre. Parfois, c’est un livre, un récit personnel. Nous avons une intuition, une œuvre nous percute. Nous prenons le temps de l’accueillir, de la questionner, de tirer et étirer le fil rouge dramaturgique. Nous écrivons l’histoire à 6 mains : Aurelio Mergola, moi et le scénariste Thomas van Zuylen. Nous identifions les actions, les lieux, les personnages. Notre travail d’écriture à la table est très long. Nous posons beaucoup de mots, de descriptions, d’images jusqu’à arriver à une sorte de scénario qui s’enrichit ensuite de la partition chorégraphique des acteur.ices. Les mouvements se précisent. Nous juxtaposons les différentes strates de l’histoire.

A. M. : Nous n’allons jamais sur le plateau avant d’avoir un scénario solide. C’est notre point d’ancrage.

S. L. : Si nous improvisions directement sur le plateau, nous risquerions de nous perdre. Du coup, nous pouvons explorer pleinement les potentialités du plateau, la fiction.

Vous travaillez avec le scénariste Thomas van Zuylen. Vous écrivez à 6 mains un scénario. Pourtant, vous continuez de créer au théâtre. Qu’est-ce qui vous intéresse tant dans le médium théâtre, aujourd’hui ?

A. M. : Nous nous disons souvent : ça serait tellement plus simple d’avoir une caméra, de recourir aux effets spéciaux du cinéma (rires). Mais nous adorons jouer tous les soirs devant le public. Nous aimons profondément le caractère artisanal du théâtre.

S. L. : Nous jouons beaucoup sur les effets. Et au théâtre, tout est à vue ! Pour nous, le théâtre, c’est un vrai défi ! Au cinéma, on ferait un gros plan. Et hop ! (rires). Mon amour du théâtre est insatiable. J’aime le temps étiré de la création, le temps de la représentation. J’aime sentir le public dans la salle.

Quel est votre état d’esprit ?

S. L : En 2020, le Festival d’Avignon a dû annuler No One à cause de la crise sanitaire. Nous étions très décu.es. Je ne voulais pas y croire tant que nous ne serions pas à Avignon. Aujourd’hui, je suis très heureuse d’être au festival. J’étais très curieuse de voir comment Flesh y serait accueilli. Je m’attendais à tous les possibles. Comme nous avons encore peu tourné à l’étranger, « jouer au Festival d’Avignon » constitue une véritable ouverture.

A. M : Certes, il y a eu la déception. Mais la Covid-19 a eu le mérite de révéler que nous formions une seule et vraie équipe face au monde qui change. Nous nous sommes accroché.es les un.es aux autres pour ne pas sombrer dans le désespoir. Flesh est né de ça.

Entretien réalisé le 23 juillet au Festival d’Avignon

Visuel : Flesh, Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola, 2022 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

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Sylvia Botella

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