Opéra
Nuits d’été au Nouveau siècle à Lille : « Une petite histoire de l’Opéra racontée par Alex Vizorek » entre exigence et décontraction

Nuits d’été au Nouveau siècle à Lille : « Une petite histoire de l’Opéra racontée par Alex Vizorek » entre exigence et décontraction

11 July 2022 | PAR Philippe Manoli

Les Nordistes ne se laissent pas abattre : après le report puis l’annulation des représentations de l’Antigone écrite et composée par Julien Joubert pour Marion Cotillard, auxquelles Alexandre Duhamel et Jodie Devos devaient participer, Alexandre Bloch a changé son fusil d’épaule en un tournemain. Il a invité Alex Vizorek habitué de l’Auditorium du Nouveau Siècle où il a déjà prêté son humour décalé à plusieurs spectacles – à écrire des textes illustrant un large panorama de compositeurs pour un concert en deux soirées réunissant la soprano Jodie Devos, la mezzo Gaëlle Arquez, le ténor Jean- François Borras et le baryton Alexandre Duhamel.

L’humoriste belge, armé des Avant-scènes de l’opéra nécessaires, a écrit, dans un louable effort de démocratisation de la chose lyrique, des textes pleins de verve et de roublardise pour détendre un public très divers en âge et moins habitué aux œuvres classiques qu’à l’accoutumée. Mais si cette démocratisation passe par une vulgarisation bien pensée, le niveau artistique proposé, lui, reste élevé, avec comme difficulté pour les chanteurs la nécessité d’adapter leur émission vocale à des styles et des langues très divers en quelques minutes. C’est ce mélange d’exigence et de décontraction qui fait le prix de ces deux soirées.
Pour l’occasion, la scène de l’Auditorium du Nouveau Siècle s’est parée d’un habit de LED et de lumières pour donner à la musique un impact original. La mise en espace des airs et ensembles, entre l’utilisation des escaliers de scène et de l’étage au-dessus de la scène, avec ses deux balcons, et la mise en place d’ombres chinoises derrière des panneaux transparents, sait donner du rythme aux arias. Dans le même temps, l’humoriste détend l’atmosphère en ironisant habilement sur des images représentant les compositeurs voire les scènes des œuvres jouées. Vizorek cite Kierkegaard dans le texte, fait des passages en rase-mottes sur les radios et quotidiens sportifs, puis pointe habilement son regard affûté sur les opéras à l’aune de la vision contemporaine du rapport hommes-femmes, quand ce n’est pas le chef d’orchestre lui-même qui se prête au jeu de la mise en boîte avec une distance bienvenue.

Alex Vizorek

Le programme était copieux, et l’Orchestre national de Lille est appuyé par le Jeune Chœur des Hauts-de- France sous la houlette de Pascale Dievals-Wils, chœur capable de s’adapter à des partitions prévues pour des choristes adultes. Tout à leur aise dans les godillots de la garde montante de Carmen, ils ont apporté une contribution candide, mais fraîche à l’air des zingarelles de La Traviata et aux paysans de L’Elisir d’amore.

Mais les solistes et l’orchestre ont été au cœur du spectacle. L’Orchestre national de Lille, sous la baguette de son chef permanent, à la silhouette souple et longiligne, a fait assaut de virtuosité dans les ouvertures de Carmen et de La Forza del destino, et a donné à entendre une remarquable flexibilité dynamique dans les crescendi rossiniens de l’air de La Cenerentola. La baguette souple, attentive aux chanteurs, du chef français a permis aux chanteurs de bénéficier d’un accompagnement très ajusté, dans une grande variété de styles, de Mozart à Bernstein en passant par Poulenc, Wagner et l’école française, Massenet et Bizet, malgré un placement des instrumentistes sur scène qui privilégiait à l’excès les cuivres et percussions. La bonne idée a été de profiter du positionnement de l’orchestre, autrement plus visible qu’en fosse, pour souligner telle intervention du hautbois, de la clarinette, des harpes ou des bassons ou de la flûte traversière par des projecteurs dédiés : une idée pédagogique bien réalisée.

Sans des solistes de grande valeur cependant, tout cela n’aurait été somme toute qu’un bel écrin vide. Et Alexandre Bloch a eu la main heureuse en choisissant des chanteurs francophones encore jeunes, mais déjà bien aguerris, qui ont choisi des airs le plus souvent déjà étrennés sur scène ou sur le point de l’être, ce qui leur a permis de faire surgir en l’espace de quelques instants le drame intime de chaque personnage ou ensemble. Ainsi Gaëlle Arquez a-t-elle su dès son entrée subjuguer le public avec un air des lettres de Werther particulièrement abouti : le timbre sombre et lumineux, d’un magnifique métal, se pare de moirures délicates, et la longueur de souffle de l’artiste, appuyée sur un legato d’école, et une diction d’une grande clarté, lui permettent de sculpter un phrasé d’une plénitude totale, des graves pleinement timbrés jusqu’à des pianissimi aigus nourris, délicatement ourlés (« Pleure-moi»). L’émotion est palpable, peut-être d’autant plus pure que les artistes, eux, n’entendent pas les blagues de l’humoriste, qui, elles, préparent le public à se laisser porter par l’émotion, quand bien même celle-ci se trouve éloignée de l’ambiance générale. Également en valeur dans le rondo final de La Cenerentola où elle fait assaut de virtuosité de sa voix large, la mezzo française sait aussi se plier à une discipline d’ensemble de grand relief, que ce soit pour un quatuor de Rigoletto particulièrement équilibré et touchant, ou pour le trio « Soave sia il vento » de Cosi fan tutte.

Gaëlle Arquez

Jodie Devos a de son côté choisi des morceaux plus éloignés des sentiers du grand répertoire le plus joué : elle incarne avec une étonnante plasticité émotionnelle le caractère étrangement mouvant de la Tirésias de Poulenc, dans l’air « Non, monsieur mon mari », où elle joue avec des ballons de baudruche, ainsi que dans l’extraordinaire air de Cunégonde dans le Candide de Bernstein, où elle passe de la mélancolie à l’exaltation, pleurant sur un aigu, puis riant sur des vocalises au son d’une trompette aux rythmes mexicains, évoluant d’un affect à l’autre dans un édifiant exercice de style. Et pourtant elle se glisse aussi avec aisance dans les habits de Leïla face au formidable Zurga d’Alexandre Duhamel dans le duo « Je frémis, je chancelle » des Pêcheurs de perles de Bizet, où elle oppose sa candeur suppliante à la rage contenue du pêcheur jaloux, puis brille en Gilda comme en Violetta.

Jodie Devos

Jean- François Borras, lui, immédiatement performant dans le duo de Don Carlo « Dio, che dell’alma infondere » aux côtés de Duhamel, frappe ensuite un grand coup avec l’aria de Lenski « Kuda, Kuda », qu’il vient de chanter, il y a peu, dans une production scénique au Théâtre des Champs-Élysées. Complet, l’air d’Eugène Onéguine intègre les répliques de Zaretsky chantées par Alexandre Duhamel, et la sincérité du poète, saisi d’émotion au moment de jouer sa vie sur un duel au pistolet, s’épanche dans la lumière du timbre du ténor, qui file les sons à l’envi, colore délicatement les mots, grâce à une diction d’une grande pureté, l’accentuation suivant les mouvements du cœur du personnage, jusqu’au fortissimo des « pridi » lancinants, avant un « zlatiyé dni » délicatissime, à l’envolée étreignante. Mais plus tard, quel impact encore dans « Pourquoi me réveiller ? » de Werther, les la dièses coupés nets, le legato baignant de lumière un phrasé melliflu, la sensualité de « tes caresses » répondant à la pudeur de « du printemps ». Il réussit à ressusciter en quelques instants l’émotion qu’il était capable de porter en mai à Lausanne dans sa dernière incarnation du rôle : cela aussi est un tour de force.

Alexandre Bloch, Jean-François Borras

Alexandre Duhamel, immédiatement séduisant dans l’air du champagne de Don Giovanni, qu’il vient d’incarner à Barcelone et Bordeaux, d’une présence consolatrice en Rigoletto dans le quatuor, effrayant en Zurga, donne toute l’étendue de son talent au cours des presque douze minutes de l’air « Die Frist ist um » du Vaisseau fantôme. La projection sur toute la tessiture est phénoménale, tant l’impact vocal se nourrit de la fluidité de l’émission et de la lumière du timbre, les éclats déclamés à pleine puissance se voyant portés par le legato, la clarté de la diction allemande ajoutant son ingrédient à l’impact émotionnel qui en découle : le trouble du personnage, entre désespoir, colère, déréliction et prière, est idéalement coulé dans un timbre de bronze, aux graves naturels, aux aigus tranchants : quelle leçon, quand on sait que c’était la première fois qu’il chantait un air de Wagner en public !

Jodie Devos, Alexandre Bloch, Alexandre Duhamel

Tout le monde s’amuse sur le traditionnel brindisi de La Traviata offert en final, et bissé pour un public qui en redemande le 8 juillet, avec un Alex Vizorek qui mime en play-back une partie de l’air du ténor, que Jean-François Borras exécute pour lui : après tant d’émotions vraies et puisées aux meilleures sources des œuvres, c’est un instant jouissif qui conclut ces Nuits d’été.

Visuels : © Ugo Ponte Orchestre national de Lille

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Philippe Manoli

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