Opéra
Anna Netrebko, la Reine reprend ses droits à Paris

Anna Netrebko, la Reine reprend ses droits à Paris

27 May 2022 | PAR Paul Fourier

Après les polémiques liées à la situation ukrainienne, la soprano revenait à Paris pour un programme exigeant, dans lequel elle a fait étalage sans retenue de son immense talent. 

Art et politique

La déflagration de l’invasion de l’Ukraine par la Russie avait immédiatement entraîné quelques mises au ban dans le secteur de la culture. En février, Anna Netrebko terminait une série d’Aïda napolitaines sous un ciel radieux. Elle devait enchaîner avec Adrienne Lecouvreur à la Scala de Milan, Scala où elle croiserait Valéry Gergiev qui, lui, dirigeait La dame de Pique.

Le lendemain de la première de cet opéra, Poutine décidait de violer la souveraineté d’un État, d’y faire entrer ses chars et de décharger ses bombes sur les villes avec les conséquences monstrueuses que l’on connait. Gergiev, proche de Poutine se faisait débarquer de facto de la Scala. Et, Anna Netrebko était également contrainte de jeter, sans autre forme de procès, l’éponge pour Lecouvreur

On ne reviendra pas sur les actes passés et controversés de l’artiste, ni sur ses maladresses parfois provocatrices qui justifièrent son retrait et certaines annulations. Mais, trois mois après le déclenchement de la guerre, force est de constater que la situation dans les opéras du monde entier est devenue parfois énigmatique et incompréhensible. Dans certaines institutions, telle le Metropolitan Opera de NYC, Anna Netrebko est encore persona non grata (ses engagements seraient annulés au Metropolitan Opera de New York jusqu’en 2026), alors qu’y sont confirmés des artistes qui ne se privent pas aujourd’hui de se produire à Moscou.

En Europe, dans de nombreux pays où le pragmatisme l’emporte souvent (on l’a notamment constaté avec Placido Domingo, banni des USA et de Londres, suite aux accusations dans la foulée de #metoo), les choses rentrent progressivement dans l’ordre pour l’artiste russe. Ses déclarations de prises de distance avec le régime de Poutine ont clarifié la situation, et ce, à un point tel que c’est désormais dans son propre pays qu’elle est devenue indésirable. Il eût donc été totalement inconcevable qu’elle écopât de la double peine ; elle a finalement pu faire une rentrée remarquable, en avril, à l’Opéra de Monte-Carlo avec une Manon Lescaut dans laquelle elle se montra stupéfiante. Son engagement suivant était donc ce concert à la Philharmonie de Paris (suivi du même programme à la Scala de Milan où sa disgrâce aura été de courte durée). Elle enchaînera ensuite notamment avec Turandot à Berlin et à Verone, ainsi qu’avec Aïda dans le même festival. En décembre, elle sera Leonora de La Forza del destino à l’Opéra Bastille.

En ce 25 mai, le feu n’était tout de même pas complètement éteint puisqu’un spectateur a bruyamment apostrophé l’artiste lors de son entrée en scène . Il sera hué par le public présent et quittera les lieux sans écouter un air. À la sortie, cependant, une « haie d’honneur » de manifestants portant drapeau ukrainien, encadrait les spectateurs sous les cris de « Netrebko collabo ». Il est fort possible que les prochains mois ne soient pas de tout repos pour la Star…

Un programme d’un grande richesse et une voix hors-normes

Quoi qu’il en soit, pendant la soirée, la politique a laissé la place à l’art qui a repris ses droits. À juste titre, Netrebko a décidé de ne pas modifier son programme initial, programme dans lequel figuraient de nombreux airs de compositeurs russes. Même s’il paraît stupéfiant d’avoir à préciser cela, l’interprétation de ses airs était lourde de sens, puisque des institutions ont réussi, ces derniers mois, à pousser l’ostracisme (et la bêtise) jusqu’a déprogrammer… Tchaïkovski ou Rimsky-Korsakov ! Et l’on doit dire que c’est probablement dans ses airs (quatre mélodies de Rachmaninov, deux de Rimsky-Korsakov, une de Tchaïkovski ainsi que le duo de La dame de pique avec Elena Maximova) qu’elle touchât le sublime au plus près. L’air ‘Kdyz mne stara matka zpivat’ de Dvorak aura été de la même délicieuse eau. 

Ce qui reste fascinant avec Anna Netrebko, c’est que si la voix s’est considérablement « alourdie » avec le temps, tout en gagnant en épaisseur et en grave, elle a conservé des aigus fabuleux (en mode piano comme forte) et une souplesse hors du commun, souplesse dont elle fera notamment usage, en bis, dans l’air Il bacio de Luigi Arditi avec ses vocalises parfaitement exécutées.

Ses incursions dans le répertoire français auront parfois eu un goût d’exotisme, tant sa prononciation de la langue de Molière ne s’améliore guère avec le temps. Cela n’aura nullement empêché ces airs d’être magnifiquement interprétés. L’air de Louise de Charpentier avec ses multiples montées dans les aigus montre le contrôle stupéfiant de la voix dont Netrebko sait faire usage. Le choix de l’air de Samson et Dalila « Printemps qui commence » apparaît moins dispensable – d’autant qu’elle a précisé qu’elle ne s’attaquera pas au rôle, mais la mélodie « Il pleure dans mon cœur » nous offre une incursion « Debussyste » inattendue. 

Il y aura aussi ces lieders de Strauss, dont un sublime “Morgen” et si ce répertoire n’apparaît toujours pas naturel pour Netrebko, elle y aura néanmoins été exemplaire.

Enfin, il y aura eu, quoi qu’on en dise, ce qui représente son domaine de prédilection (avec le russe bien sûr) : cette langue italienne qui est son port d’attache depuis des décennies, langue et répertoire (chez Verdi, chez Puccini, chez Cilea) qui l’ont menée patiemment au firmament où elle brille aujourd’hui. Commencer le concert par Adrienne Lecouvreur (‘Io son l’umile ancella’) eût paru ambitieux pour d’autres artistes. Avec ce fondamental, Netrebko nous disait plutôt “Bien, voilà je suis de retour devant vous telle que vous me connaissez et telle que vous m’aimez !”L’aimer ? Forcément ! Lorsqu’elle ajoute à son riche programme “In quelle trine morbide” de Manon Lescaut, après avoir aussi interprété Leoncavallo et Tosti.

Pour le concert, elle avait aussi de bien beaux partenaires, la mezzo-soprano Elena Maximova qui ajouta une pointe très épicée au duo de La dame de pique et à la Barcarolle, l’élégant et séduisant violoniste Giovanni Andrea Zanon qui éclaira magnifiquement Morgen et un air de Rachmaninov. Et, bien sûr, il y avait Malcolm Martineau dont le toucher aura été une fois de plus une merveille de discrétion et de grande classe, permettant de nous transporter avec fluidité dans tant de répertoires différents (et pas toujours écrits pour le piano).

Contrairement à d’autres artistes lyriques, au « statut » de stars, il n’y a chez Netrebko aucune sophistication. Elle ne s’embarrasse pas de produire des effets artificiels. Elle possède, en quelque sorte, un chant « brut », un chant naturel, un chant fondé sur un instrument hors norme et sur une technique imparable.

La palette de notes et de variations de son art qu’elle nous a offerts ce soir-là, par sa richesse aura étourdi les spectateurs. Les événements ont failli nous priver de la femme – parfois d’allure frivole – et de l’artiste – si souvent exceptionnelle. Cette soirée à la Philharmonie de Paris nous aura rappelé à quel point l’art lyrique y aurait perdu.

Visuel : @ Paul Fourier

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Paul Fourier

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