Danse
« Sacrificing While Lost in Salted Earth », une méditation chorégraphique signée Hooman Sharifi au Centquatre

« Sacrificing While Lost in Salted Earth », une méditation chorégraphique signée Hooman Sharifi au Centquatre

24 January 2023 | PAR Eleonore Carbajo

Dans le cadre du Festival Les Singulier.es en partenariat avec le Théâtre de la Ville, le chorégraphe et danseur iranien Hooman Sharifi, accompagné de sept danseurs et danseuses et d’un musicien, rend un émouvant hommage dansé au peuple iranien. Une méditation visuelle au Centquatre-Paris, du 18 au 21 janvier 2023.

« Create this room together » : danse et solidarité

Une fois entrés dans la salle du Centquatre, huit personnes nous attendent déjà sur scène, tout de noir vêtues, avec parmi elles un musicien, qui se fond dans la troupe de danseurs et danseuses. Pendant que chacun trouve place dans l’auditorium, les artistes viennent se présenter, flânant au hasard dans le public, et engageant une discussion en anglais. Un moment privilégié où le spectateur est lui-même engagé dans la performance, tissant des liens avec les danseurs. Une fois que tout le monde est installé, le chorégraphe et danseur Hooman Sharifi prend la parole pour remercier le public et l’inviter à s’investir dans ce qu’il va voir, afin de « créer cette pièce ensemble ».

Une démarche sincère et touchante qui nous plonge de suite dans l’atmosphère de la chorégraphie et de ses interprètes : celle du partage, de la solidarité. À peine déclare-t-il « see you on the other side » que la lumière s’éteint, le public applaudit et la chorégraphie naît.

Un silence pesant pour une chorégraphie poignante

Les sept danseurs et le musicien sont assis en tailleur, côté cour et côté jardin de la scène. À tour de rôle, ils réinterprètent d’une manière personnelle la danse sacrificielle du Sacre du Printemps, martelant le sol de leurs poings ou de leurs pieds. La chorégraphie se déroule sans musique, un silence pesant se propage dans toute la salle. On entend seulement le souffle haletant des danseurs, très proches du public, et le craquement de leurs articulations en mouvement. Chaque danseur se passe le relais, on assiste à sept solos successifs, sous le regard crispé d’un public qui retient son souffle, et sous l’œil bienveillant et admiratif des autres artistes, toujours assis en tailleur sur les extrémités de la scène. L’atmosphère est lourde, l’œil se fixe tour à tour sur les flexions lentes des danseurs, sur les mouvements parfois saccadés, rythmés et toujours très précis, sur les courses effrénées et les arrêts soudains, toujours dans le silence complet. Le regard de la sixième soliste semble se poser sur chaque personne présente dans le public, donnant la sensation à la fois inconfortable et spéciale de faire partie du spectacle, comme nous y invitait le chorégraphe. Les solos s’enchaînent dans la pénombre ou dans des jeux de lumières rendus possibles par l’installation de trois grands projecteurs suspendus au plafond de la scène, que les danseurs eux-mêmes agitent afin de jouer avec les ombres et lumières qu’ils projettent dans la pièce. Les projecteurs basculent ou au contraire, sont positionnés vers le rideau noir de fond de scène, donnant lieu à une chorégraphie subtile et poétique entre obscurité et jeux d’ombres, notamment lors du troisième solo. Les danseurs semblent en transe, habités, ils jouent avec le silence, le rompant parfois soudain par des cris ou des gémissements, d’autres fois en chantant tout en continuant de danser. On lit la beauté dans les mouvements, on lit la peur dans les tremblements, on lit le courage dans les regards.

Le silence se rompt au bruit des cymbales tibétaines et des claps de tous les danseurs maintenant debout, parenthèse rythmique qui se clôt aussitôt, permettant aux solos de reprendre. Dans chaque performance personnelle, les danseurs semblent irrésistiblement attirés vers le sol, comme si leurs mouvements étaient contrariés, indirects : le rite sacrificiel revisité se joue sous nos yeux.

Unité et dissension au rythme du tambûr

Une chaise est installée pour le musicien, tapi parmi les danseurs. Dès les premières notes du tambûr, instrument à cordes pincées, le public comme les danseurs sont emportés dans la poésie de la musique. Les danseurs se placent à droite de la scène, dans la partie la plus éclairée, quand le musicien reste assis dans la pénombre, laissant échapper de la caisse de résonnance de son instrument des mélodies aux sonorités orientales, aux trilles resserrées et aux quarts de ton évocateurs et dépaysants. Le thème subit de nombreuses modulations pendant que les danseurs sautent au rythme de la musique, ne faisant bientôt plus qu’un avec elle. Les mouvements sont lents, tels des échauffements, mais les muscles sont tendus, les corps tremblent puis se relâchent vers le sol avant de se déplacer vers de nouveaux espaces, plus proches du musicien cette fois.

Puis les danseurs se lient de manière plus intime et solidaire ; ils forment des diagonales où chaque mouvement est conçu pour que le contact soit toujours établi entre eux. D’abord un lien qui passe par les poignets, mais bientôt divers tableaux magnifiques se succèdent, où les danseurs posent dans les bras les uns des autres, et renforcent le lien en se tenant tous et toutes par la main. La musique du tambûr fait résonner dans la pièce une ritournelle entêtante et envoûtante pendant que les danseurs crachent du « sang » sur le sol. Puis, chacun semble être possédé à nouveau de la danse sacrificielle du début de la performance, errant dans tout l’espace qu’offre la scène. La musique est cyclique, s’accélère, le chaos des solos superposés fait résonner en chacun – danseur comme spectateur – une réflexion sur la danse comme support de solidarité.

Un hommage chorégraphié au peuple iranien

Aussitôt que les derniers gestes des danseurs se sont déployés et que les derniers échos du tambûr ont résonné dans la salle, Hooman Sharifi s’avance sur le devant du parquet, accompagné d’un danseur qui lui sert d’interprète, pour prendre la parole face au public. La respiration encore haletante du fait de la performance artistique mais aussi de l’émotion, il adresse sa solidarité pour les Iraniens et Iraniennes, qui se battent pour le respect de leurs droits fondamentaux. Tous les danseurs et danseuses d’origine iranienne présents ici rendent hommage à leurs compatriotes à travers la danse, toujours interdite en Iran entre personnes de sexes différents.

Dans cet hommage émouvant et éminemment politique, Hooman Sharifi en appelle à la solidarité du public, rappelant que lorsque la liberté personnelle d’une seule personne est atteinte, c’est la liberté de chacun qui est en danger. Il rappelle que les Iranien.nes se battent non seulement pour leur vie, mais aussi pour le respect de droits humains fondamentaux, et donc pour l’humanité entière. Adressons donc ici toute notre solidarité et nos pensées au peuple iranien.

Visuel : © Arash a Nejad

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