Rencontre : Les pierres mystérieuses de Marcela Santander Corvalán
Pour sa première pièce de groupe la chorégraphe chilienne Marcela Santander Corvalán, artiste associée à La Manufacture – CDCN Nouvelle Aquitaine, propose “Bocas de Oro” un rituel hallucinatoire sondant les secrets de la Puerta del Sol pré-inca. Une œuvre dense dont elle nous livre ici quelques clés au sein de la Chapelle Saint-Vincent de La Rochelle.
Votre pièce nous emmène en Bolivie, au plus près de la porte du soleil de la civilisation pré-inca de Tiwanaku sur le site de Kalasasaya. Elle est aussi réminiscence d’un de vos souvenirs sonores. Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce voyage qu’est Bocas de Oro ?
C’est un projet que j’ai commencé à penser pendant le confinement. Je réfléchissais alors à l’archive qui viendrait frapper ma mémoire dans cette situation-là, et puis je suis tombée sur la mythologie précolombienne de la Puerta del Sol. Cela fait longtemps que j’essaye de reconstruire l’histoire des Andes, mes origines. La manière qu’à cette culture de penser ses passé et futur m’intéresse et à l’heure où nous étions confinés, dans une sorte de fin du monde, j’ai été interpellée par la Porte du Soleil. Ses vestiges, mais aussi son secret largement tributaire de l’interprétation de récits, de mythes. J’ai souhaité fictionner et commencer à créer ce projet, autour de toutes ces questions.
Parallèlement j’avais en moi un souvenir plus récent d’un son entendu lors d’une manifestation au Chili. Ce son percussif est venu s’entrechoquer à mes recherches sur la Puerta. Dans mon travail, il y a toujours un croisement entre ce que nous vivons dans le présent et avons vécu dans le passé. Ce son qui est une sorte de stratégie de collectivité, je souhaitais le fusionner à cette pierre, vieille d’au moins 2500 ans. Jouer avec un temps non-linéaire, me permet de provoquer des hallucinations, des sauts temporels. De prendre cette pièce pour imaginer comment nous pourrions parler de la mémoire comme des flashs et accepter cette complexité temporale.
Il y avait aussi cette envie d’écouter ce qu’à nous dire, enseigner la pierre. Et pour cela, je souhaitais ne pas être seule. D’où le fait de créer une pièce de groupe et se questionner et imaginer ensemble.
Encore une fois cette création fait appel au sens de l’écoute, une constante dans votre œuvre (Quietos, quiétude d’un corps à l’écoute. Concha – histoire d’écoute …) …
Je pense que c’est un positionnement dans le monde. J’ai envie de regarder, d’écouter le monde différemment, en diagonal si je peux donner une image. L’écoute n’est jamais passive ; elle crée des espaces. Depuis mes débuts de chorégraphe, elle m’a permis d’ouvrir des réflexions dans un espace plus sensible qui permet d’autres points de vue d’attention et de transformation. La vue ne crée pas à mon avis cette tridimensionnalité du temps et j’ai le sentiment que c’est l’écoute qui me permet de voyager bien plus loin. Bocas de Oro est une pièce d’oreilles et de mains. Le message part de la bouche mais il se diffuse aux oreilles et aux mains. Tel est le chemin perceptif de Bocas.
Bocas de oro est votre première pièce de groupe. Comment avez-vous appréhendé cet exercice ?
Il y a plusieurs couches dans cette question. Tout d’abord il y a cette interrogation : puis-je me mettre à l’écoute d’une collectivité ? et puis qu’est-ce qui me meut en tant que chorégraphe dans un travail d’équipe ? Notamment du point de vue de la transmission, de mon positionnement face à d’autres, des questions de relation.
Dès le départ, pour Bocas de Oro, j’ai souhaité travailler avec des artistes-créateurs et créatrices et pas seulement des interprètes. Qu’il y ait une altérité mature qui puisse répondre et questionner mes propositions. Il m’apparaissait aussi important que mes collaborateurs puissent eux aussi m’apprendre, me faire découvrir. Une pièce de groupe engage ma transmission, ma manière de regarder le monde mais aussi me permet de circuler avec tout cela. Je me suis attachée à leurs réflexions, à leurs propositions. Nos deux premières résidences à La Manufacture – Chapelle St Vincent de La Rochelle nous ont permises de travailler les questionnements de la pièce et surtout, pour moi, de découvrir les sensibilités de chacun et chacune. Tout ce que raconte Bocas de Oro – la circulation de savoirs anciens, la transmission de ces savoirs – je ne souhaite pas que ce soit que des mots mais que cela soit la réalité même de la pièce, que ce soit à l’œuvre dans le processus même de la création de la pièce.
Et vous avez aimé ce travail d’équipe ?
C’est génial, intense. J’ai eu la sensation de multiplier les voix et à la fois de travailler avec des présences qui sont autres. Bien sûr il y a eu des moments où je me suis sentie submergée par toutes les informations, sans compter que c’était la première fois que j’avais une scénographie. Il y a 10 jours que nous avons créé la pièce (NDLR : 6 octobre 2022 fut créé Bocas de Oro à La Manufacture – CDCN Nouvelle Aquitaine), et je prends conscience de l’expérience que ce fut. Le processus de création vous transforme toujours et particulièrement celui-ci en ce qui me concerne. La preuve, regardez, j’en ai perdu mes cheveux (rires).
Autre première donc : la scénographie …
Oui, mes précédentes pièces étaient épurées, la géographie du travail était ancrée dans le corps. Pour Bocas de Oro où il est question d’une pierre, j’avais besoin de minéral et pas que de la seule présence humaine au plateau. Comment introduire au plateau d’autres types de présences perceptives, faire que la danse soit en dialogue avec d’autres altérités ? Mon souhait est de construire un chemin perceptif où les informations ne proviendraient pas que des performeur.euses. Leticia Skrycky m’a aidé sur la mise en espace et lumière sur cette question du lieu. Quel lieu pour Bocas de Oro.
La pièce navigue ainsi entre la pierre, le son, la danse, le feu. Ça circule, ça nous déplace si on accepte ces temporalités, ces hallucinations ces chemins perceptifs, si on se laisse transporter par les mains les oreilles et l’imagination et surtout si on accepte que notre mémoire soit composée par des fragments qui racontent des histoires multiples, par l’agencement de ceux-là.
On entend tout au long de la pièce ce qui pourrait être une « radio-mémoire du monde » … Que souhaitez-vous véhiculer avec cette bande-son ?
Gérald Kurdian a composé des morceaux puis Vanessa Court, à la création sonore, a participé à la couture de toute la matière sonore de la pièce. C’est composé par des chants que nous avons pu écrire ou reprendre (NDLR : Cannonball des Breeders). Dans ma fiction, je voulais connecter l’écoute de cette radio-mémoire à la pierre. Dans cet espace fictionnel, les ondes radiales vont jusqu’à la Porte du Soleil. Parfois ce sont des bruits blancs, parfois c’est la porte qui parle, parfois ce sont de micro-fréquences, des chants, des textes récités. Car un espace sonore ancien pourrait comporter toutes nos mémoires.
L’interprétation d’un reggaeton est un moment fort dans Bocas de Oro. Qu’exprime-t-il ?
Une des fictions originelles que j’ai souhaité intégrer dès le début dans cette pièce est le plaisir. Ce serait quoi, pour moi, l’outil principal que j’utiliserai en premier pour me sauver de la fin du monde ? Assurément, le plaisir. Car qu’il soit intime ou collectif, il possède en son sein une force incroyable d’émancipation et de collectivité. Il permet de changer les perspectives, les perceptions, les relations. Ce reggaeton vient demander le besoin d’un grand soin énergique de plaisir consentant. Non sans humour. D’où l’idée d’interpréter un reggaeton, une musique de plaisir que j’aime beaucoup et qu’on a besoin de s’approprier en chantant ce dont nous avons besoin. Le reggaeton est un moment de bascule dans la pièce. Il casse une certaine temporalité. En fait Bocas de Oro procède dans un souhait de temporalité circulaire, non linéaire, dans une logique plus onirique que pragmatique.
Avant que ne débute la pièce est distribué au public un feuillet avec quelques textes récités dans Bocas. Quels sont-ils ?
Dans la radio-mémoire dont je vous ai parlé, il y a 3 voix distinctes qui correspondent à trois textes. Le reggaeton mais aussi des textes signés de la sociologue Silvia Rivera Cusicanqui et de la physicienne Karen Barad. Ils viennent compléter une histoire. La voix voyage à travers la pièce, nous dansons, la pierre est présente … Bocas de Oro possède donc beaucoup d’informations et je trouvais important que le public puisse revenir à certaines d’entre elles. Notamment les textes qui sont diffusés durant la pièce. Avec ce feuillet, il a le choix de cette curiosité pour prolonger le voyage qu’est Bocas.
Vous dîtes « Toujours regarder en arrière pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui et se projeter dans le futur ». Ce qui se profile devant nous est loin d’être réjouissant. Comment envisagez-vous le futur, votre futur ?
Je ne sais pas si je suis sereine. Justement la sociologue Silvia Rivera Cusicanqui parle de cela en se référant à un peuple des Andes – Les Aymaras – ils vont vers le futur en marchant en arrière. Il ne regarde jamais le futur de face mais toujours en reculant. Pour moi ce qui nous sauve c’est d’être parfaitement ancré dans le présent ; la seule chose que j’ai véritablement aujourd’hui est ce présent-là. Alors comment je le gère ?
Évidement je suis inquiète de l’actuelle marche du monde. Et surtout de tout ce qu’on oublie. Comment réveiller la mémoire, le collectif ? les plaisirs consentants ? les temps non linéaires ?
Pour revenir à Bocas de Oro, à la Porte du Soleil, de nombreux peuples indigènes de l’Amérique Latine aiment définir la temporalité de l’humanité bien au-delà que son seul corps. Moi aussi j’essaye imaginer que mon actuelle enveloppe corporelle est bien plus ancienne que ce qu’elle est aujourd’hui. Qu’elle a été, qu’elle va se transformer, j’essaye de relativiser ma propre existence tout en luttant pour qu’on puisse vivre autrement.
Propos recueillis par Cédric Chaory
Crédit photo : Fernanda Tafner
Bocas de Oro – création 2022
Du 8 au 12 novembre 2022 Atelier 210, Bruxelles, en partenariat avec Charleroi Danse; Les 16 & 17 novembre 2022 TU – Nantes; 11 mars 2023 Théâtre de Vanves, dans le cadre du Festival Artdanthé; 14 mars 2023 Le Dancing Dijon ; 11 avril 2023 Le Vivat – Armentières; 3 mai 2023 La Scène nationale d’Orléans; Entre le 19 et le 30 juin 2023 CN D Pantin, dans le cadre de Camping.
Concha – Histoires d’écoute – création 2021, Marcela Santander Corvalán & Hortense Belhôte
29 novembre 2022 La Manufacture CDCN Nouvelle-Aquitaine – Bordeaux; 2 février 2023 Le Quartz, Scène nationale de Brest, dans le cadre du festival Longueur d’Ondes.