Martine Pisani face à l’oubli au Festival d’Avignon
Tu te souviens ? C’est la question qu’adresse le performeur japonais-autrichien Michikazu Matsune à l’immense chorégraphe Martine Pisani, malade depuis plus de vingt ans. Kono atari no dokoka (“Quelque part par ici”) fait tomber le dernier tabou qui règne sur le spectacle vivant : montrer la maladie, montrer l’empêchement, l’oubli pour justement, que nous, nous puissions garder collectivement la mémoire de la danse de Martine Pisani.
La pièce est d’autant plus dure et violente qu’elle est toute douce et toute légère d’apparence. Nous voici quelque part entre Kobé et Avignon. Michikazu Matsune et Martine Pisani sont à la table, mais, rapidement, lui se lève et elle reste assise, pour toujours assise, jusqu’à la fin de sa vie. Elle est là autant qu’elle n’est pas là, dans une présence obsédante, dérangeante aussi, qui inonde le plateau par son vide vivant.
La pièce retrace et permet de comprendre qui était, lors de son passé valide, cette chorégraphe qui, aux côtés d’Odile Duboc a participé à l’éclosion de la célèbre danse contemporaine française des années 80, à égalité avec Daniel Larrieu ou Alain Buffard.
Michikazu Matsune raconte lui aussi sa vie, entre son Japon natal et sa Vienne d’adoption, et lui, ne cesse de montrer les gestes qu’elle ne peut plus faire. Il utilise un grand écran pour montrer de rarissimes extraits, traces qu’il reste de son travail. La notion de fragment est au cœur de cette pièce qui convoque une dizaine de haïkus.
La pièce devient vraiment à la fois dure et essentielle quand le duo se fait trio. Theo Kooijman, lui, a le corps et la tête intact.es. Il est le compagnon de Martine Pisani et il danse les pièces iconiques de la chorégraphe.
Elle reste très connectée à ce qui se déroule devant ses yeux et, avec l’aide des deux garçons, arrive à articuler quelques mots et même à diriger un mouvement. Chacune de ses rares interventions est légère et drôle. Elle nous demande de ne pas nous en faire, elle dit : “ J’ai toujours fait comme si tout allait bien”.
C’est une pièce sur la disparition et sur ce que l’on doit faire des vivants entre deux mondes. On apprend son âge : elle est née en 1958, elle a 64 ans, elle en paraît 90. La pièce nous fait voyager de “A mon gré” dans les années 80, “jusque-là où nous sommes”, sa dernière danse en 1996.
On sort de là ému, troublé, avec la volonté de revoir les spectacles qui ont été captés, sauf qu’aucun n’a été capté. C’est un gouffre. C’est comme si tout ce qu’avait dansé et écrit Martine, sa danse de déséquilibre, d’instabilité, avait été prémonitoire, à la fois par rapport à son état de santé mais aussi par rapport à ses archives.
Ce spectacle est essentiel car c’est la première fois qu’elle revient sur scène après plus de 27 ans, et aussi parce qu’elle montre ce qui normalement n’est jamais vu.
Jusqu’au 15, à 23h à la Collection Lambert.
Kono atari no dokoka,Michikazu Matsune et Martine Pisani, 2023 © Christophe Raynaud de Lage