Danse
Mamu Tshi, portrait pour Amandine – une déclaration puissante au Congo par Mamu Tshi et Faustin Linyekula au théâtre de Vidy de Lausanne

Mamu Tshi, portrait pour Amandine – une déclaration puissante au Congo par Mamu Tshi et Faustin Linyekula au théâtre de Vidy de Lausanne

25 May 2023 | PAR Eleonore Carbajo

Ce mardi 23 mai 2023, le théâtre Vidy de Lausanne a accueilli la création de Faustin Linyekula et Mamu Tshi, brodée à quatre mains entre la Suisse et le Congo. Une représentation qui prend les contours d’un voyage aussi initiatique que poétique, pour les spectateurs comme pour les artistes, tous deux originaires du Congo.

Deux parcours, une histoire : « je suis parce que tu es »

Un théâtre intimiste, qui semble miraculeusement posé sur les hauteurs du Lac Léman, fait donc office de cadre privilégié à la représentation de Mamu Tshi. Seule sur scène, l’arrivée d’un public pressé et excité par l’alléchant programme, ne perturbe en rien cette habituée de la vie culturelle lausannoise comme internationale. Une ampoule pendue sur un fil se balance, reflétant son faible halot dans la pièce encore éclairée, et la danseuse, figée à ses côtés, attend. C’est une fois le silence installé dans le théâtre, que la scène prend vie, comme si l’on surprenait une représentation qui préexistait à notre installation dans les gradins, comme si l’instinct de vie de la performance était plus fort que la temporalité restreinte dans laquelle elle se déployait. Cette performance, imaginée trois ans auparavant au cours d’un voyage au Kasaï, province du centre du Congo RDC, est le fruit de la rencontre de Mamu Tshi et du danseur et chorégraphe congolais Faustin Linyekula.

Confronter et relier deux histoires, c’est une ambition transversale du travail de Faustin Linyekula, qu’il portait déjà dans « Congo », performance tissée dans une parole équivoque dégageant les facettes d’un art complet et riche qui oscille entre prises de paroles, danse et chants. Prenant lui-même plaisir à se nommer « raconteur d’histoires », plutôt que danseur et chorégraphe, c’est à travers la voix forte et assurée de Mamu Tshi que leurs deux parcours s’auto-construisent au sein de ce portrait symbolique. L’abolition des frontières, tant géographiques que symboliques, se déploie par divers procédés. Le pagne, se meut en représentation métonymique d’un ailleurs parfaitement présent et mis en valeur par le biais de diffusions sonores et visuelles tout le long de la performance, un objet intercesseur précieux que Mamu Tshi conserve lorsqu’elle danse, et dont elle nous a raconté tous les usages.

« Une histoire d’amour, de soi, des autres, des siens ; une histoire de liens »

Les enregistrements et vidéos qui se déploient sur télévision ou sur vidéoprojecteur rendent un hommage certain à la famille de Mamu Tshi, présente sur scène auprès d’elle. Car plus qu’un portrait pour Amandine, c’est un portrait pour la mise en valeur de racines et de sociabilités qui se jouent dans la performance. La deuxième frontière abolie est celle qui noue l’artiste à un public purement spectateur de la performance, une représentation gratuite au sens qu’elle est donnée, construite en dehors de l’interaction. Or, le choix politique de la création, visant une ode au Congo dans son essence, dénonce la dichotomie Nord-Sud qui bouleverse les rapports sociaux et les échanges dans un système de domination hérité de l’époque coloniale. Comment se fait-il que la première « rencontre » de Mamu Tshi avec sa famille se soit opérée par le biais de virements Western Union ? Pourquoi la République Démocratique du Congo et particulièrement le Kasaï d’où est originaire l’artiste souffre encore aujourd’hui du paradoxe de terres riches en minerais et pauvres de toutes infrastructures et répartition des richesses ? Pourquoi cela fait-il trente ans que Kaku Musambi, la grand-mère de Mamu Tshi, attend le retour de ses enfants, partis pour l’Europe avec dans leurs valises la promesse de revenir ?

Le Kasaï est le territoire d’une des plus anciennes cultures d’Afrique Centrale, et c’est aussi par sa langue, le lingala, que Mamu Tshi tire son portrait. Une histoire d’amour qui traverse les mots, une richesse sémantique du lien, du nœud et du partage. En lingala, aimer veut dire lier ; la tête, la personne, et le feu son réunit dans la sonorité d’un même mot. Cette langue, Mamu Tshi la décrit avec fierté comme celle de l’amour, en témoigne le proverbe ubuntu « Je suis parce que tu es », symbole de fraternité et d’humanité.

La puissance de la danse

L’ampoule se balance de gauche à droite. Reflet d’une indécision qui se fait terreau d’une force, d’une disparité qui se fait condition d’une unité : Amandine, Mamu Tshi, Amandine, Mamu Tshi. Les premiers mots formulés par la danseuse dressent ce constat : « Je suis Amandine. J’ai décidé de m’appeler Mamu Tshi », son nom de scène. C’est le portrait d’Amandine qui est dansé par Mamu Tshi, tout comme c’est cette danse qui révèle à la fois le talent et l’identité de la performeuse, et le génie et la sensibilité du chorégraphe. La réconciliation a lieu dans le mélange subtil des identités et parcours de l’un et de l’autre, dans les inspirations confirmées au cours du voyage, et dans la rencontre entre le Krump – moyen d’expression de la danseuse – et la danse contemporaine – amplificateur des ambitions du chorégraphe – tout au long de leurs carrières respectives. La danse contemporaine comme médium privilégié pour reconstruire, pour habiter des friches, à l’instar du nom du reportage de France culture sur le talentueux chorégraphe congolais « Danser sur un tas de ruines ». 

C’est avec le Krump, danse dérivée du hip-hop et du clowning dans le Los Angeles des années 1990, que Mamu Tshi s’est fait connaitre sur la scène internationale, remportant par exemple le prix de « danseuse de l’année » 2020 et 2021. Réaction à un climat de violence constant, ce sont dans les gestes et émotions qui se dégagent des histoires dansées de chacun des interprètes que l’expression advient et que l’agressivité de surface se fait finalement le garant d’une régulation et d’un geste dont la signification est dénouée de toute animosité. De ce paradoxe, les stomp et les chest pop, font corps avec la musique, telle une pulsation fondamentale qui fédérerait l’ensemble, soit la danse, la musique électronique et les voix, chants et percussions qui s’élèvent des vidéos enregistrées au Congo. Allure et rapidité sont les maîtres mots de cette performance aussi sportive qu’artistique.

Entre dans le cercle

À mi-chemin entre le théâtre et la danse, le public passe de l’émerveillement du mouvement, du spasme dansé, de l’expressivité des traits et des fougues des ondulations du corps, à l’écoute saisissante des paroles qui habitent Mamu Tshi. L’appel à une responsabilité collective, à une attention, et tout simplement à une considération juste et fraternelle. Cela passe par l’admiration, par les regards de la danseuse sur la vidéo d’elle dansant au Congo, dans une mise en abyme poétique qui bouleverse les temporalités et qui en appellent au partage de l’expérience vécue par les deux artistes, l’expérience du voyage à l’origine de cette création.

L’inspiration chorégraphie est amplifiée par la scénographie et par les jeux de lumières qui inondent la scène : la douche de lumière se fait alors le symbole du cercle dans lequel les danseurs et danseuses évoluent, et le néon se fait l’écho des battements du djembé interprété par un des musiciens présents sur le matériau visuel à disposition. La danse se déploie donc autour du cercle, qui fait le lien entre les générations et les temporalités. Ce cercle fait l’objet d’une responsabilité collective, jamais acquise, toujours en mouvement, et toujours déterminée par le groupe et par les forces qui le pénètrent.

 

À découvrir les mercredi 14, jeudi 15, vendredi 16, et samedi 17 juin au Théâtre Chaillot

© Sarah Imsand

Cannes 2023, jour 8 : du Sénégal à l’Italie
« Tomate, Feta, Huile d’olive & Citron » de Loulou Kitchen : De la Méditerranée dans votre cuisine
Eleonore Carbajo

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration