
Cinédanse : Loïe Fuller cinéaste
Grâce à Bernard Rémy, instruit des recherches de Brygida Ochaim, chorégraphe et historienne allemande de la danse, nous avons pu sauvegarder en 1988 la seule bobine qui reste du film Le Lys de la vie réalisé en 1921 par Loïe Fuller.
De la chorégraphie au cinématographe
Loïe Fuller, danseuse américaine révélée à Paris en 1892 par ses spectacles aux Folies Bergère, créatrice de la danse serpentine, variant symboliste de la skirt dance de Kate Vaughan, sculptrice de lumière colorée, apôtre de la Fée électricité à l’Exposition universelle de 1900, fut – on le sait moins – une pionnière du 7e Art, au même titre qu’Alice Guy, Lois Weber et Germaine Dulac. De nombreux témoignages, dessins, tableaux et clichés photographiques nous permettent de nous faire une idée de ses inventions scéniques mais aucun film ne nous la montre dansant – toutes les danses serpentines écraniques sont le fait d’imitatrices qui changèrent le patronyme Fuller en nom commun ou en label.
Une actualité filmée Gaumont de 1913 nous présente Loïe Fuller debout, nullement en tenue de danseuse, au milieu de ses jeunes élèves vêtues de tuniques antiques, à l’occasion d’un gala donné dans un théâtre de verdure avec les comédiens du Français Julia Bartet, Eugène Sylvain et Édouard de Max. Pour illustrer la mort de Fuller en 1928 (un an tout juste après celle, tragique, de Duncan), Gaumont montra une de ses épigones exécutant la “danse du papillon”, entretenant le doute, comme le fit un certain temps Henri Langlois qui présentait la “danse serpentine n° 765” de Louis Lumière sous un titre autrement plus vendeur La Loïe Fuller – ce film de 1896 est actuellement projeté, en copie colorée au pochoir, dans la première salle de l’exposition pompidolienne “Elles font de l’abstraction”.
Nitrate d’argent
La précieuse bobine du Lys de la vie avait été retrouvée par André Bonzel, collectionneur et ancien élève de l’Insas, l’école de cinéma bruxelloise d’où est par ailleurs sorti l’un des meilleurs auteurs de films de danse européens, Wolfgang Kolb, à qui l’on doit l’excellent Hoppla! (1988) sur la chorégraphie de De Keersmaeker. Avec ses amis et étudiants Rémy Belvaux et Benoît Poelvoorde, Bonzel allait réaliser quelque temps plus tard le long métrage à succès C’est arrivé près de chez vous. Le Lys de la vie fut coréalisé par Gab Sorère, la collaboratrice et compagne de Loïe Fuller, qui continua de s’occuper de la compagnie de danse après la mort de celle-ci. Il illustre un conte de la reine Marie de Roumanie qui fut représenté, semble-t-il à l’Opéra le 1er juillet 1920, un an avant la première du film, le 5 mars 1921, salle Marivaux. La bobine du long métrage de 80 mn fait près d’un quart d’heure. Elle fut restaurée par Renée Lichtig, la monteuse qui redonna vie aux films Albatros pour le Cinquantenaire de la Cinémathèque Française. Les prises de vue d’André Dantan (qui travailla en 1952 à la série de télé-ballets de Jean Benoit-Lévy), sont virées et teintées suivant le récit, romantiques, présurréalistes et truquées – avec des ombres chinoises, des ralentis et des plans en négatif qui annoncent les films de Cocteau et de Maya Deren.
La critique en reconnut la valeur. Louis Delluc, dans sa revue Cinéa, en loua “les beautés franchement neuves, soulignées par des erreurs ingénues”. Comoedia nota : “Le cinéma avait besoin d’une muse. Il a mieux, une bonne fée.” La princesse Corona (cela ne s’invente pas!) était jouée par Marjorie Meads. Un futur réalisateur y interprétait le prince, René Chomette qui prit le nom de René Clair pour ne pas faire d’ombre à son frère, le cinéaste d’avant-garde Henri Chomette. L’opus marqua aussi les spectateurs, en France comme en Belgique : il fut montré au couple royal à Bruxelles en mai 1921; l’écrivaine Dominique Rolin nous confia avoir été impressionnée en le découvrant dans cette même capitale dans sa tendre enfance – elle mentionne le film dans son roman Un convoi d’or dans le vacarme du temps (1991). Une enfance de l’art cinégraphique pour la danseuse apprentie metteuse en scène de film, qui permet d’admirer la captation d’une danse de groupe de son école, dont le style sautillant et champêtre rappelle celui d’Isadora, que Loïe Fuller avait contribué à faire connaître.
Visuel : Loïe Fuller, 1892, photo de Paul Boyer, coll. Claude Maillard Chary.