Danse
Anna Teresa de Keersmaker à l’opéra Garnier : apologie du genre

Anna Teresa de Keersmaker à l’opéra Garnier : apologie du genre

23 October 2015 | PAR Géraldine Bretault

Récompensée d’un Lion d’or à Venise pour l’ensemble de sa carrière en mars dernier, la chorégraphe belge flamande Anne Teresa de Keersmaeker est à l’honneur cet automne à Garnier, puisque l’Opéra de Paris accueille trois de ses pièces dans son répertoire.

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Le programme tripartite proposé cette saison est judicieusement balancé, puisqu’il permet aux fans absolus d’ “Anne Teresa” de découvrir un versant plus figuratif de son écriture, dans Verklärte Nacht (La Nuit transfigurée) de Schoenberg, tandis que les néophytes auront droit à leur lot de voltes en jupettes et bottines dans le facétieux Quatuor n° 4 de Bartok, emblématique du style de la chorégraphe à ses débuts (du temps de Rosas Danst Rosas). Enfin, dans Die Grosse Fuge de Beethoven, Keersmaeker explore une troisième voie en organisant la chute des hommes…

Écoutons plutôt la chorégraphe : « Il s’agit de trois pièces qui constituent pour moi le cœur ou le moteur des spectacles dans lesquels ils ont été créés. Autour d’eux se sont ensuite développées les “extrémités”, qui zooment sur différents aspects de ces cœurs ou en prennent le contre-pied. Par ailleurs, en les créant, j’ai toujours voulu faire en sorte que ces pièces puissent également exister de manière autonome. » 

Tout est dit : il en va des créations de Keersmaeker comme de la composition musicale : pour que l’ensemble puisse exprimer sa musicalité, il faut que chaque note puisse résonner dans toute sa densité. Du chant grégorien aux stridences de Steve Reich, c’est cette même exigence qui fonde le mouvement dans ses moindres ressauts, et que la chorégraphe explore inlassablement depuis plusieurs décennies déjà.

Derrière l’efficacité de l’écriture chorégraphique d’A. T. De Keersmaeker – qui est d’ailleurs un aspect primordial de son travail, qu’elle s’est efforcée de retranscrire dans l’ouvrage Carnets d’une chorégraphe -, la réunion de ces trois pièces met en exergue une danse qui épouse le féminin et le masculin en tant que source profonde du geste, et s’empare pleinement de l’ambiguïté inhérente à chacun des genres. À cet égard, le Quatuor est un bijou de gravité joyeuse. En toute complicité avec les musiciens présents sur scène, les quatre interprètes s’élancent, et renouent sous nos yeux avec un plaisir d’enfance commun à toutes les fillettes : tourner pour soulever sa jupe en corolle, au risque de montrer sa culotte, avec une irrévérence de moins en moins innocente.

Car chez Keersmaeker, le vêtement est une seconde peau qui véhicule une somme de gestes codifiés. Die Grosse Fuge s’empare de la partition de Beethoven pour en faire une ode au masculin et au costume. Une interprète féminine impose ses formes face aux hommes en jouant tour à tour la mixité invisible, ou la domination renversée. Si “l’habit fait le moine”, le costume fait-il le pouvoir ? Entre unissons complètes ou juste perturbée par un électron libre, l’écriture chorégraphique transparaît dans toute sa virtuosité, tandis que l’on a l’impression d’écouter Beethoven pour la première fois. La danse de Keersmaeker est un révélateur puissant des forces qui sous-tendent la musique, jusqu’à imaginer que c’est peut-être son véritable médium artistique.

Quant à la Nuit transfigurée, composition d’un Schoenberg revenu aux sources sombres du romantisme, elle offre à la chorégraphe un formidable tremplin pour inventer une troisième voie pour la danse, qui ne serait ni le ballet néoclassique, ni l’abstraction contemporaine, mais une écriture au plus près de la narration, qui porte déjà en germe sa dernière pièce Golden Hours – où le théâtre de Shakespeare se retrouve totalement pris en charge par les corps, se passant des mots. Alice Renavand semble plus qu’à son aise sur ce terrain de jeu, tandis qu’Émilie Cozette reste visiblement étrangère à ce qui se joue. Dans cette forêt de fûts écorchés, où les femelles s’accroupissent pour renouer avec les forces créatrices de la nature, à l’image de La Femme accroupie de Rodin, Vincent Chaillet menait vaillamment le groupe des hommes – à travers des portés devenus des transports amoureux, ils pouvaient alors entrer au diapason des femmes et de leurs ventres avides, en proie au désir, puis enfin apaisés car portant la vie.

La chorégraphe était présente ce soir, avec toute la gravité qu’on lui connaît, pour saluer une audience conquise.

Visuels : © Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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