Danse
Le jour où Anne Teresa de Keersmaeker fit danser Shakespeare

Le jour où Anne Teresa de Keersmaeker fit danser Shakespeare

14 June 2015 | PAR Amelie Blaustein Niddam

Elle est actuellement vue comme la chorégraphe la plus radicale. Cela depuis Fase, sa pièce mythique (1982), où elle brouillait sérieusement les troubles de la perception. Anne Teresa de Keersmaker se passionne pour les mathématiques et sa recherche circulaire l’amène aujourd’hui à ce qui révoltera et enchantera : la fin absolue du figuratif inscrit pourtant dans un geste chorégraphique net. N’en déplaise à ceux qui ont fui le Théâtre de la Ville lors de la première hier soir. Il faudra compter Golden Hours au panthéon des spectacles qui marqueront l’histoire de la danse. Explication.

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On sort de là avec la même intuition qu’après un premier Rizzo ou un Dubois période Tragédie. “On a jamais vu ça” entend-t-on à raison. Qu’est-ce que ce “ça” ? C’est d’abord un plateau nu sur lequel sont comme d’habitude tracés des cercles à la craie. Comme d’habitude aussi, avec les chants médiévaux pour Cesena (2012), Bach pour  Partita 2 (2013),  Gérard Grisey pour Vortex Temporum (2014), on commence par écouter avant de voir. Cette fois, ce sera une chanson de Brian Eno qui passera en boucle avant que les mots effacent tout son. Il s’agit donc de Golden Hours, titre éponyme du spectacle.

Bientôt entrent onze danseurs. Comme d’habitude, ils sont habillés comme pour aller faire un footing. Le port de la basket faisant partie de la signature de la chorégraphe flamande.
Le premier tableau est à couper le souffle. Un très lent déplacement composé d’une ligne droite, d’un demi-cercle et d’un retour des interprètes donne l’impression d’un moment suspendu. Ils se balancent dans un basculement de poids gauche / droite. L’image est saisissante. Ils ont des choses à nous raconter.

Ce qu’il vous nous dire, sans jamais parler, ce sont les mots de As you like it de William Shakespeare qu’ils vont alors impacter dans leurs corps avec une adaptabilité très reconnaissable chez les danseurs formés chez P.A.R.T.S. Chacun offre une chorégraphie qui lui correspond et à la fois qui permet de reconnaître les personnages. Sans décor, ni costume, nous savons exactement et à chaque instant où nous sommes : dans la forêt d’Arden où Orlando et Rosalinde fuient chacun de leur côté les décisions du prince en espérant un jour voir s’unir leur amour. Pour l’instant il est interdit avec lyrisme : “Je ne veux pas être ton bourreau. Je te fuis pour ne pas te faire souffrir” sera inscrit sur le mur du fond du théâtre, support au texte très allégé de William.

Nous sommes dans un pur Shakespeare où le travestissement est de rigueur, où le rôle de la jeune fille est joué par un garçon (l’hyper lax Aron Blom) et le fou par Sue-Yeon Youn, drôle à souhait dans ses rebonds. La danse est faite de courses qui se stoppent sur des figures comme des sculptures par groupe de deux ou trois. Ici, il n’y a aucune recherche du beau ou du contemplatif. Le corps est un langage qui n’a besoin d’aucun artifice pour parler. Pour calmer la radicalité qui en déboussolera certains, elle offre dans les deux derniers actes un peu de douceur en continuant son exploration de la relation entre la danse et la musique. Pour ce faire Carlos Garbin prendra sa guitare et Elizaveta Penkova l’accordéon.

Golden Hours est un geste très ardu qu’il faut comparer aux premiers Cunnigham. Cette danse là ne se déploie pas. Elle est coupée dans son élan. Elle impose aux pieds de se contraindre, aux jambes de se plier. Elle demande aux visages d’être des membres dansants au même titre que les autres.

Les images restent et impactent. Orlando sautant, la bergère amoureuse vrillant, le duc tapant de tout son être sur la scène. Golden Hours est exactement le miroir inversé de gestes hyper-récitatifs comme ont pu les dessiner Akram Khan ou Angelin Preljocaj. C’est d’une modernité aride à l’image de l’époque. A encaisser, à digérer, à voir.

Visuels :  © Anne Van Aerschot

Infos pratiques

Centre Pierre Cardinal (festival Les Musicales)
Le Théâtre de l’Athénée
Marie Boëda

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