Cirque

Dans l’arche, les notes d’un piano et les mouvements d’une danseuse aérienne

19 January 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

Piano Rubato, la nouvelle création de Mélissa Von Vépy – cie Happés, faisait ses premières à Culture Commune les 12 et 13 janvier. Une rencontre poétique entre une acrobate et un pianiste, une partition à deux esprits et à quatre mains, qui prend pour support un piano-sculpture qui se couche dans la tempête. Original et virtuose.

Ce n’est pas la première fois que Mélissa Von Vépy collabore avec Stéphan Oliva : leur création commune précédente, Miroir, Miroir, avait été présentée dans le cadre des Sujets à vif d’Avignon en 2009. La rencontre entre leurs deux univers artistiques – pianiste de jazz d’un côté, danseuse aérienne de l’autre – n’est donc pas inédite. Mais elle trouve ici une forme renouvelée autant que réussie.

Au cœur de la proposition, un objet partagé par les deux interprètes, un agrès-sculpture qui serait aussi un instrument de musique, armature de métal élancée qui évoque un bateau en même temps qu’il est un berceau qui accueille un piano à queue. Fruit du travail de Neil Price, il s’agit de la première chose que l’on voit, chichement découpé par une lumière portée qui fouille la fumée au début du spectacle : on reconnaît bientôt le squelette aux arrondis caractéristiques de la coque d’un bateau, en même temps qu’on découvre rapidement la silhouette du pianiste penché sur son instrument, dont les notes résonnent depuis plusieurs secondes dans le noir.

Ce navire étrange et fantomatique, c’est donc d’abord celui de la musique. Le mot « rubato » est un terme musical en italien qui exprime la liberté et le libre arbitre dont dispose un·e interprète dans son jeu. La partition, pourtant très écrite, semble improvisée tant elle est fluide. Elle se balade entre des paysages sonores tantôt ondoyants et tantôt grondants, selon que la mer dont la musique est comme une image est calme ou au contraire déchaînée. Le tout est servi par un travail de sonorisation absolument époustouflant, le faux piano sonnant d’une façon très proche d’un vrai piano à queue, ce qui contribue à créer une illusion durable. L’instrument de musique, monté sur un axe, est soumis à un roulis plus ou moins accentué, mais jamais Stéphan Oliva ne manque une mesure : au contraire, le pianiste semble transporté par la musique, prenant plaisir à jouer avec le mouvement.

Ce dernier est imprimé par Mélissa Von Vépy, qui semble naître du piano au début du spectacle : dans une image belle et forte, elle semble traverser la table d’harmonique, se frayant un chemin entre des cordes de piano devenues élastiques. Bientôt suspendue à la partie haute de la sculpture, qui évoque une voile autant qu’elle est le prolongement du couvercle du piano, elle y exprime la part du vent. Tantôt dans une posture arrêtée, prise dans un faisceau de lumière, tantôt dans un mouvement qui exprime la brutalité de la tempête, elle trouve d’autant plus d’amplitude dans ses évolutions aériennes que la partie de l’agrès sur laquelle elle se trouve est montée sur un axe, et peut se coucher jusqu’au sol. Quand l’armature métallique s’incline brutalement vers le plateau, le mouvement est impressionnant, et le public laisse échapper une exclamation étouffée. L’artiste transcende la dimension acrobatique de sa partition pour en faire une véritable chorégraphie aérienne, expressive et délicate.

Piano Rubato est une œuvre muette est intrigante – dans le bon sens – et finalement difficile à réduire à un sens clair et défini – une œuvre à traverser plutôt qu’à comprendre -. Pas narrative, mais pas non plus dépourvue d’histoire, elle est aussi belle qu’hypnotisante. Le mouvement et la qualité du corps dansant et de la musique se rencontrent et se répondent. Le souffle de l’un et le rythme de l’autre se trouvent, se guident, se font l’écho l’un de l’autre. Comme la tempête est fille de l’air et de l’eau agissant de conserve, Piano Rubato est le fruit d’un dialogue entre le vocabulaire corporel de la danseuse-acrobate et le vocabulaire musical du pianiste.

Il y a un souffle de vie et de poésie dans les interstices de ce spectacle qui naît de la fusion – réussie – de deux arts distincts. Il reste un peu étrange que les deux interprètes n’interagissent pas davantage directement, chacun·e évoluant dans sa sphère, sans ignorer l’autre mais sans rechercher beaucoup le contact non plus. Le tour de force n’en est pas moins impressionnant : un agrès-sculpture aussi grand et visuellement fort aurait pu prendre l’ascendant sur le reste du spectacle et l’éclipser, mais il est parfaitement intégré et mis au service de la proposition sans cannibaliser le spectacle.

En somme, il s’agit d’une œuvre visuellement superbe – on doit saluer le travail sur la lumière, le dévoilement progressif du dispositif au début de la représentation – et profondément poétique, plutôt contemplative mais qui n’est pas dépourvue de quelques accents épiques non plus. Une proposition métaphoriquement riche, suffisamment ouverte pour que chaque membre du public puisse y projeter de multiples sens ou affects, qui se finit sur la plus belle des images en nous rappellant que l’essentiel n’est pas d’être exactement identiques les un·e aux autres, mais de regarder ensemble dans la même direction…

 

Piano Rubato sera le 17 janvier au Prato (Lille), puis du 31 mars au 2 avril et du 5 au 7 avril à Points Communs, Nouvelle scène nationale Cergy-Pontoise/Val d’Oise (Cergy), puis encore au festival Spring à Deauville les 15 et 16 avril.

GENERIQUE

Conception et interprétation : Mélissa Von Vépy
Composition musicale et piano : Stéphan Oliva
Scénographie : Neil Price, Mélissa Von Vépy, électronique : Cédric Cambon
Collaboration artistique : Julia Christ
Mise en son : Jean-Damien Ratel
Lumière : Sabine Charreire
Costumes : Catherine Sardi
Régie technique : Julien Chérault
Production – diffusion : Soraya Karimi
Administration de production : Jean-Baptiste Clément

Photos : © Christophe Raynaud de Lage

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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