Musique
Kamel Dafri : « Le Festival Villes des musiques du monde a lieu coûte que coûte »

Kamel Dafri : « Le Festival Villes des musiques du monde a lieu coûte que coûte »

09 October 2020 | PAR Yaël Hirsch

Du 9 octobre au 9 novembre, le Festival Villes des musiques du monde s’adapte aux conditions sanitaires actuelles et propose néanmoins 80 événements à Aubervilliers, Paris, La Courneuve et diverses villes de Seine-Saint-Denis et du Grand Paris. Réunis pour cette 23e édition autour du thème de Charles Trenet repris par Rachid Taha, « Douce France », les artistes proposent un panorama culturel large qui a en commun le patrimoine de la chanson. Le directeur du festival, Kamel Dafri, nous en dit plus sur une édition très spéciale.

Comment maintenez-vous 80 concerts par temps de COVID19 ?
Traditionnellement le festival a lieu à l’automne depuis plus de 23 ans. C’est un rendez-vous annuel et nous avons eu à cœur de tenir cette édition. Depuis le confinement, nous avons eu le temps d’élaborer plein de scénarios et nous avons plutôt misé sur des évènements qui se dérouleraient dans des interstices, dans l’espace public dans un premier temps et au fur et à mesure du déconfinement, voyant que les concerts reprenaient ancrage dans des salles avec des protocoles sanitaires stricts, nous avons privilégié cette option. Cela va être difficile de ne pas se trémousser mais nous respecterons le protocole sanitaire. La programmation s’étend sur un mois avec plus de 80 rendez-vous dans des salles de spectacle de petites et moyennes jauges dans des ateliers d’artistes, des centres sociaux… Les dernières mesures qui précisent qu’en Seine-Saint-Denis il ne doit pas y avoir d’évènement qui puisse diffuser de la musique dans l’espace public nous poussent à reporter les quelques rendez-vous que nous avions pris en extérieur comme les déambulations, les fanfares, les rendez-vous aux pieds d’immeubles ou au cœur des marchés. Mais 80 % des rendez-vous ont lieu dans des lieux clos. Nous voulons que le festival ait lieu coûte que coûte. D’où l’idée de toujours avoir des plans de replis, de proposer aussi une grande caravane pour notre temps, héritière de celle de Rachid Taha, afin d’apporter de la musique à des territoires qui ont particulièrement souffert pendant le confinement. Il est important qu’on puisse leur proposer une présence.

Les artistes jouent donc le jeu ?
Évidemment, il faut mettre les artistes dans la complicité d’organiser des manifestations qui peuvent être chamboulées à tout moment. Ils ont pris beaucoup de temps pour parer à toutes les éventualités en cas de restrictions sanitaires. Et puis il y a cette idée de la caravane des musiques du monde allant d’un quartier à l’autre avec la Fondation abbé Pierre. Elle renoue avec la tradition de La Mano Negra, Manu Tchao ou Carte de séjour. Les artistes jouent le jeu, avec une panoplie de propositions musicales à déployer en fonction des propositions. Nous étions partis pour une édition raisonnable, et finalement elle est très déraisonnable, car elle se veut généreuse, dense, au plus proche des habitants.

Comment Villes des musiques du monde célèbre-t-il une « Douce France » à un tel moment de notre histoire ?
Il n’est pas anodin d’avoir choisi ce titre. Nous l’avons choisi l’an dernier, bien avant la crise sanitaire, l’affaire Adama Traoré ou les répercussions en France du meurtre de Georges Floyd, mais de notre part, il y a une quête de sérénité pas de polémique. Nous espérons contribuer à poser des questions mais de manière harmonieuse. Nous abordons les musiques du monde à partir du monde qui est ici. Ce territoire-monde qu’est notre port d’attache, la Seine-Saint-Denis. Nous pensons ce festival comme un évènement qui porte en lui la diversité comme une richesse et non pas comme un handicap. C’est notre leitmotiv depuis 23 ans. Le thème de cette année correspond à une vraie histoire ancrée de Charles Trenet à Rachid Taha. Il y a une quête de sérénité chez Trenet à laquelle peuvent aspirer toutes les générations. En 1986, Rachid Taha avait repris cette chanson pour accompagner et montrer du doigt la montée du FN. Trente-cinq and après, pour les enfants de l’immigration, pour la 3e et la 4e génération, l’assignation identitaire existe toujours. Musicalement, un travail a été mené de manière extraordinaire par des artistes, cde même que lors de la coupe du monde de football en 1998 toute la France chantait cocorico, en musique on a traité la question de la multi-appartenance. En France, Rahid Taha est souvent présenté comme un artiste de rai, alors que les anglo-saxons le considéraient comme un rocker. Dans cette veine, le festival se propose de casser les assignations identitaires. Il y a toute une richesse musicale et artistique qui se joue ici, plus besoin de faire 30 000 km pour aller écouter de la musique cubaine ou de la rumba. La musique française est le fruit d’une histoire et riche d’identités plurielles. La musique est forte pour aider les gens à se raconter….

Pendant le festival, quels sont les artistes qui vont transmettre cette idée de Douce France ?
Mouss & Hakim, qui ont formé Zebda sont le porte-étendard de cette « Douce France » par leur parcours d’artistes : le groupe Zebda est le fruit d’un croisement musical atypique entre une culture émergente – des cultures populaires, urbaines, rock – et la chanson française. Et ce doux mélange, ils le portent encore aujourd’hui avec d’autres projets comme leurs AOC (Acoustique Origines Contrôlées) qui revisitent le patrimoine des musiques d’Afrique du Nord. Et pendant le festival, il y aura des AOC c’est-à-dire des moments acoustiques, donc intimistes, de partage de répertoires, de rencontres, de concerts participatifs, qui seront différents d’une ville à l’autre. Ils ont accepté l’idée qu’on les amène dans des salles de spectacles aussi bien que dans des centres sociaux. Et de travailler un parcours vocal pour faire chanter 450 enfants de Seine Saint Denis : on ne mettra pas tous ces enfants sur scène tout de suite, pour respecter les consignes de sécurité, mais on profite du festival pour lancer le projet. Dans la même approche d’artiste engagé, HK va présenter différents projets : aussi bien son album Petite terre qu’un spectacle jeune public et son premier roman.

Quels sont les artistes que le festival a révélés avec les années ?
Nous sommes comme une grande famille et je ne saurais pas privilégier un enfant par rapport à un autre. Il y a un esprit une marque de famille, loin du mainstream ou du « vu à la télé ». Parmi les groupes emblématiques de cela, il y a par exemple Speed Caravan, projet rock qui revisite le luth arabe et l’électrise pour en faire un instrument futuriste ou bien à Medhi Haddab, qu’on retrouve cette année avec le projet DuOud en première partie de Temenik Eletric le 17 octobre à l’IMA.  Il s’agit de deux projets qu’on suit depuis longtemps : les Temenik Electric ont fait une résidence chez nous. Ce sont des enfants de Marseille, dans la filiation de Rachid Taha : ils chantent en arabe comme lui et leur musique peut aussi s’entendre sur toute grande scène rock/métal de France : l’étiquette « musique du monde » n’est pas nécessaire. Et puis avec le prix des musiques d’ici, depuis 2017, nous faisons la part belle aux découvertes. La sélection et la présélection ont lieu à l’échelle du pays avec cette année 150 candidatures, dont 50 sont présentées en comité d’écoute et finalement 6 d’entre elles sont amenées aux festivaliers sur un double plateau pour lequel nous sommes partenaires avec le MaMA Festival les 15 et 16 octobre. Nous les emmenons ensuite sur une émission live à Radio France. Enfin, les 3 lauréats bénéficient d’un accompagnement sur plusieurs.

Vous avez également développé un programme à l’année, pouvez-vous nous en parler ?
En effet, nous développons un programme de transmission et de partage toute l’année. Nous avons créé un observatoire des musiques et danses d’ici et avons intégré dans notre équipe Naïma Yahi, spécialiste des musiques de l’exil qui permet d’accompagner notre réflexion sur la question du patrimoine musical. Pendant le festival, nous prévoyons avec elle des causeries musicales : le 1er novembre, il y aura un retour sur les caravanes des quartiers avec Samia Messaoudi, une présentation du livre Une histoire des banlieues françaises par Erwan Ruty et nous projetterons le film La Haine. Et le 28 octobre, nous organisons en marge du concert de T.I.E and The Love Process + Nyokö Bokbaë au Centre FGO-Barbara, une table-ronde sur Les « corps noirs » sur les scènes du spectacle vivant, un sujet amené par Sandra Sainte Rose Fancine, chorégraphe de la Compagnie 100DRA SEINTROZ, qui, avec son projet de fanfare afro-féministe, dénonce la question de l’invisibilité du corps noir dans l’espace public. Et puis, il y aura une table ronde à L’Elysée-Montmartre qui devrait avoir lieu en partenariat avec le MaMA avec la reconnaissance des musiques d’ici.

Tout au long de l’année, nous travaillons avec un réseau d’acteurs, de lieux, de municipalités, c’est un travail dans la confiance depuis plus de 20 ans, avec un comité éditorial qui déploie à l’année notre thématique. Il s’agit de raconter le territoire en musique avec un équilibre entre des artistes internationaux et des artistes de la scène de musiques d’ici. Cette collaboration a lieu en réseau, dans un jeu de coproduction qu’on adapte d’un lieu à l’autre, d’un territoire à l’autre avec l’aide des pouvoirs publics, de manière à ce que les propositions soient le plus abordables possibles pour tous. Enfin, nous sommes en pleine construction d’un lieu où faire résonner ces musiques d’ici tout au long de l’année. Nous travaillons à l’émergence d’un lieu culturel au Fort d’Aubervilliers, là où il y a le cirque Zingaro. Prévue pour avril 2021, cette fourmilière sera un lieu de diffusion pour les artistes, mais aussi un lieu de travail, de recherche, d’éducation et de partage. Réfléchir à ce projet en marge du festival et avec la crise que nous traversions, nous oblige à nous réinventer. Nous essayons de le faire dans la prospective, de travailler d’avantage sur le patrimoine et d’accompagner la production d’artistes qui sont injustement dans l’invisibilité. Nous sommes fiers de leur accorder un espace dédié.

Visuel : Affiche du festival / Portrait de Kamel Dafri (c) Willy Vainqueur 

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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