Le duo Beethoven-Prokofiev à la Philharmonie de Paris
Ce mardi 21 février, la Philharmonie de Paris a mis à l’honneur le concerto pour violon de Beethoven et la cinquième symphonie de Prokofiev. Un programme aux effets à la fois exaltants et glaçants, que le Royal Concertgebouw Orchestra, dirigé par Paavo Järvi, a interprété avec brillance. Ces deux pièces majeures du répertoire romantique et moderne offrent un regard spectaculaire sur la déconstruction hiérarchique des voix de l’orchestre.
Le concerto de Beethoven
1806. Beethoven est dans la décennie la plus prolifique de sa vie de compositeur. Le concerto pour violon est alors un genre très en vogue, et cet instrument est même l’un des seuls à en profiter. Au sortir de la période classique, les rôles et les codes sont très définis : le soliste prime, l’orchestre le suit. Pourtant, Beethoven offre une nouvelle disposition avec son concerto op. 61. Composé en trois mouvements, il est une célébration de la virtuosité du musicien, mais la voix du violon accompagne autant l’orchestre que l’orchestre l’accompagne.
Le caractère du premier mouvement est à la fois gracieux et sombre. Comme par la suite, le thème est exposé et repris à plusieurs reprises avec un jeu de rôles entre les différents pupitres. Ce mouvement offre de nombreux contrastes de tonalités et de nuances. Lorsque la soliste intervient, la discrétion des autres instruments met en valeur l’expressivité des longues phrases musicales et souligne les envolées lyriques du violon. Il s’agit d’une répétition de l’introduction avec de très belles variations du thème central. Peu à peu un dialogue s’instaure, le soliste est comme un interlocuteur dont la voix se mêle progressivement à celle des autres instruments, à travers phrases lyriques et arpèges virtuoses.
Beethoven est un héritier de Bach, mais aussi un prédécesseur de Max Bruch. Il explore les nombreuses possibilités techniques du violon avec grande prolifération d’ornements et de doubles-cordes. Au cours du troisième mouvement, dont le caractère pétillant contraste avec le ton doux et mélancolique du deuxième, il exalte la virtuosité de la violoniste. C’est sur un solo spectaculaire que s’achève le concerto, dont on retrouvera l’influence dans le Rondo Capriccioso de Camille Saint-Saëns.
Lina Batiashvili offre une performance impressionnante. Sa technique d’archet est irréprochable ; elle est maîtrisée parfaitement les doubles-cordes et interprète les gammes vertigineuses avec virtuosité. Néanmoins, il est parfois difficile de savoir si les dissonances sont voulues, car ses phrases les plus aiguës manquent de clarté et de précision. Dans le second mouvement, ses glissandos prononcés augmentent l’expressivité de son interprétation, avec un vibrato serré qui accentue l’inquiétude latente. Son rôle par rapport à celui de l’orchestre est un dialogue constant entre différentes phrases musicales qui se reprennent, se répondent, semblent occasionnellement se corriger.
Prokofiev, célébration de la victoire ou monde en décomposition ?
Le contraste est vif entre les deux œuvres. Prokofiev, au moment de la victoire de l’Armée Rouge sur les Allemands, en 1944, fait jouer sa toute nouvelle symphonie à travers laquelle il exalte l’homme. Tous les pupitres de l’orchestre paraissent se disputer la première place, il n’y a pas de rôle prédéterminé dans l’interprétation des différents thèmes.
Les graves ont une importance toute nouvelle qui parait due à l’absence de hiérarchisation entre les différentes voix. Si le premier mouvement, Andante grave et majestueux, offre de nombreux élans lyriques, une forme de frénésie s’empare graduellement de l’orchestre et ne fait que s’amplifier tout au long de la symphonie. Les rythmes syncopés et les lignes mélodiques rappellent très près le Sacre du printemps, de même que la déstructuration des rôles.
L’orchestration de Prokofiev est une mosaïque d’instruments qui laisse peu de place à l’accalmie. Les accords à la fois majestueux et grinçants évoquent peu à peu la vision d’un monde en décomposition. Chaque mouvement est d’une grande densité, que celle-ci repose dans la pesanteur des graves ou la frénésie des thèmes. Les percussions ne sont pas en reste pour participer à cette nouvelle Danse macabre, plus ample et infernale encore.
La cinquième symphonie de Prokofiev est aussi exaltante que glaçante. L’harmonie ne semble tenir qu’à un fil et tous les moyens sont sollicités pour composer une œuvre aux effets spectaculaires. Si les thèmes sont clairement annoncés, chaque mouvement tend vers une déstructuration progressive que ne fait qu’accentuer l’ultime accord, abrupt, de l’Allegro playoso. L’homme que célèbre Prokofiev appartient à un nouveau monde.
Visuel : La grande salle de la Philharmonie de Paris, © BastienM.