
“Deux mains, la liberté”, l’optimisme reste la meilleure morale
Au théâtre Lepic est reprise une pièce merveilleuse sur la vie de Eduard Alexander Felix Kersten, imaginée par Antoine Nouel, une pièce édifiante, sombre, mais optimiste et remarquablement interprétée
Dans un mémorandum daté du 18 juin 1947 et cité par l’historien François Kersaudy, le Congrès juif mondial a certifié que Kersten a sauvé quelque 100 000 personnes de diverses nationalités, dont environ 60 000 Juifs […] au péril de sa vie. Eduard Alexander Felix Kersten, né le 30 septembre 1898, est un masseur, médecin en thérapie manuelle. Il a soigné des membres de la famille royale des Pays-Bas et le chef des SS, Heinrich Himmler. En usant de son influence auprès du Reichsführer-SS, il a su obtenir la libération de milliers de prisonniers détenus , entre autres dans des camps de concentration.
Une pièce personnelle
Joseph Kessel a écrit une biographie romancée consacrée à Kersten. Antoine Nouel, s’emparant du roman et des travaux de Kersaudy a écrit une pièce vibrante qui raconte cet épisode du nazisme. Dans un huis clos sous tension, il dissèque cette relation privilégiée entre Heinrich Himmler et son médecin Felix Kersten. Nouel ressent ce besoin de transmettre. Sa mise en scène parfaite et sa troupe impliquée épousent ce généreux désir. Son interprétation du médecin est magistrale. Nous traversons chaque doute, chaque dilemme, chaque colère contenue, et celles qui débordent. Et la peur sourdre.
Celui qui sauve une âme, sauve le monde entier écrit le Talmud.
Nous sommes dans le bureau de Himmler, haut dignitaire nazi chargé à la tête de la Gestapo de la mise en place des camps de concentration et d’extermination des juifs. Philippe Bozo subjugue par son incarnation du monstre. Dans ce bureau se joue jour après jour l’avenir de milliers de personnes. Ce malaise se répand dans la salle, nous confrontant à nos propres questionnements. Un troisième personnage, Rudolf Brandt (Franck Lorrain, beau gosse, magnifique comédien, brillant dans l’équivoque) semble faire tiers entre le paranoïaque Himmler et le soldat de l’humanité Kersten. Le spectre de la mort plane ; Kersten agit au péril de sa vie.
Vous êtes sur un pont et vous voyez un train se dirigeant vers cinq personnes. Vous pouvez les sauver en poussant un seul homme hors du pont, ce qui le tuera. Cet homme est face à vous. Qui sera capable de tuer un homme même pour en sauver à coup sûr cinq autres. Qui sera capable de courir le pire des dangers pour respecter la première pente de l’homme civilisé à défendre et à sauver son prochain?? Qu’aurions-nous fait à sa place?? C’est la question. Kersten va se mettre en danger, faire courir un péril à sa famille pour sauver des parfaits inconnus victimes de la machine génocidaire. Il est le visage de l’optimisme. L’optimisme en l’humanité est sauvé par ce geste singulier. Au milieu de l’horreur extra-ordinaire de la barbarie, son geste tout aussi extra-ordinaire va sauver le monde. Himmler aura été le principal artisan de la solution finale ; arrêté par les alliés, il se suicidera. Brandt sera pendu.
La pièce est émouvante du dilemme. Sa fabrication est une réussite. À la fin des deux actes, une adresse au public vient finir de coudre les fils d’une pièce magnifiquement interprétée. Le moment est intense. Vient cette constatation poignante : L’humanité est capable du pire et du meilleur.
DEUX MAINS, LA LIBERTÉ
D’Antoine Nouel
Mise en scène d’Antoine Nouel
Avec :
Philippe Bozo
Franck Lorrain
Antoine Nouel
Théâtre Lepic
1 Av. Junot
75018 Paris
Visuel : affiche