Fauré de plus près à la Maison de la Radio
Le dimanche après-midi du 16 juin 2019, en petite compagnie des séances Philhar’intime de la Maison de la Radio, Jean-Yves THIBAUDET avec un quatuor à cordes de l’Orchestre Philharmonique de Radio France (Hélène COLLERETTE et Louise GRINDEL aux violons, Élodie GUILLOT à l’alto et Marion GAILLAND au violoncelle), ont incarné un scénario à fort contraste des deux quatuors d’Alexandre VON ZEMLINSKY (1871-1942) et Gabriel FAURÉ (1845-1924), une expérience d’une prise au piège suivie par une évasion guérissante.
Pour le cycle Philhar’intime, l’immense auditorium de la Maison de la Radio se contracte à l’orchestre, les balcons et la scène sont plongés dans l’obscurité, et le feu des projecteurs se concentré sur l’extraordinaire équipe composée du pianiste Jean-Yves Thibaudet et des quatre cordes de l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Cette mise-en-scène cherche à recréer l’ambiance des concerts de chambre, dont l’appréciation devient une marque de culture parmi les classes aisées dans le dernier tiers du dix-neuvième siècle. Ainsi, les quatuors de Fauré et von Zemlinsky sont créés à l’origine pour un public restreint des musiciens et amateurs investis : le Quatuor pour piano et cordes no. 1 en ut mineur op. 15 de Fauré à la Salle Pleyel dans le cadre de la Société nationale de musique en 1880, et le Quatuor à cordes no. 1 op. 4 de von Zemlinsky dans le cadre du Tonkünstlerverein à Vienne en 1896.
Le Quatuor à cordes no. 1 op. 4 de von Zemlinsky est issu de l’époque où le compositeur est membre fondateur de l’association musicale Polyhymnia, où il tutoie et donne des leçons de contrepoint à Arnold Schönberg, son futur beau-frère. Ses compositions profitent du soutien de Johannes Brahms, qui en recommande certaines unes pour la publication par la maison d’éditions N. Simrock. Malgré ce patronage, les compositions de von Zemlinsky se distinguent dès très tôt par une usage plus marquée de la dissonance, et le Quatuor créé ce soir n’en fait pas exception : ses cordes tendues, exécutées de façon vigoureuse et élastique par Collerette, Grindel, Guillot et Gailland, serrent l’ouïe dans un carcan des coups répétitifs sans marge de manœuvre et la frottent sans relâche jusqu’aux ampoules.
Quel soulagement que de se plonger par la suite dans les eaux vives du Quatuor pour piano et cordes no. 1 en ut mineur op. 15 de Fauré, qui délient ces cordes serres et monochromes et les trempent dans des teintures les plus exquises et rayonnantes. Au cours de sa composition, Fauré subit une forte déception amoureuse, ses fiançailles avec Marianne, la fille de Pauline Viardot, rompues inexplicablement ; le soucieux Saint-Saëns l’escarmotte à Weimar, où le jeune compositeur à l’occasion de faire la connaissance de Franz Liszt. Suivent deux ans de voyages « wagnériens » avec André Messager : Das Rheingold et Die Walküre à l’Opéra de Cologne, Der Ring des Niebelungen au Hofoper de Munich et à Her Majesty’s Theater à Londre, Die Meistersinger à Munich et Bayreuth… La composition du Quatuor (1876-1879) s’étend sur ces quatre ans d’extase et du chagrin d’amour, d’escapades à l’étranger et des découvertes passionnantes culturelles et musicales, qui brodent peu à peu la tapisserie formelle et poétique si finement tracée et si profondément ressentie. Ce Quatuor est un microcosme de toute une époque de vie, incarné avec de la plus respectueuse et attentive empathie, sensibilité, et tendresse par Jean-Yves Thibaudet et les trio des cordes de l’Orchestre Philharmonique de Radio France.
Si le Quatuor de von Zemlinsky ressert les auditeurs dans une posture raide d’hypervigilance, celui de Fauré les désarme, dès les premières notes, par sa pure humanité dégelée et vulnérable : un piégeage et une évasion brillamment conçus et exécutés par un ensemble des musiciens du plus haut calibre.
Visuel : Jean-Yves Thibaudet © DR