Fictions
“Meta Carpenter” de John Jefferson Selve

“Meta Carpenter” de John Jefferson Selve

27 February 2022 | PAR Antoine Couder

Derrière les caméras de la pornographie mondiale, John Jefferson Selve plonge dans l’intimité d’un destin masculin qui remet de l’ordre entre les sexes.

Un premier roman

Meta Carpenter est un nom, de ceux dont on s’affuble pour devenir libre et changer d‘existence, de mode d’existence. Ici, le pseudonyme d’une jeune camgirl qui assouvit les fantasmes d’hommes cachés derrière leurs écrans. Meta Carpenter est d’abord un premier roman, de ceux où l’on veut tout dire, travailler la moindre petite facette pour faire rayonner son propos le plus précisément possible. Toute la première partie du livre est ainsi écrite de cette plume à tête chercheuse qui entreprend d’éclairer de son esprit le chaos qui nous entoure. Au-delà de voir (la cam), le goût de comprendre et de comprendre vraiment en affrontant presque physiquement les idées et leurs conséquences. Selve se révèle ici autant plasticien qu’écrivain en choisissant le pigment contre le pixel, la texture épaisse plutôt que le regard lointain (« chaque mot sont pour moi un événement saturé d’impressions »). De ces « sables mouvants » où nous sommes tous enfoncés, il est encore possible de se dégager. Car la connaissance existe, elle se niche quelque part, sur Internet, et il faut l’extraire avec les mains, parfois avec un pic d’acier. Dans son cauchemar d’un monde qui broie littéralement les plus faibles (à l’écran), l’auteur frôle le lyrisme d’un James Ellroy, jamais cité, ou alors travesti derrière une figure inspirante dont le nom revient à plusieurs reprises, William Faulkner dont l’une des maîtresses s’appelait tout simplement Meta Carpenter.

Un roman dans le roman

Meta Carpenter est un premier roman et, en ce sens, contient un roman dans le roman, le moment où enfin tout s’apaise, où la voix élève sa toute-puissance et déroule son récit essentiel. On entre dans la seconde partie, entièrement consacrée à Corsaire Satan, le seul homme qui trouve grâce aux yeux de la Camgirl. On va comprendre pourquoi en suivant l’histoire et l’enfance du personnage. La DDASS, l’amour d’une mère adoptive posée sur celui contrarié d’une génitrice à la biographie mystérieuse (Ellroy encore). Enfin, ce fol événement qui marquera toute la vie de Satan : n’avoir aucune idée de ce qui a bien pu se passer durant les neuf premiers mois de son existence. De cette cavité sans nom où les destins de l’homme et de la Camgirl se rejoignent au point de quasiment fusionner, c’est l’histoire de la mère adoptive qui est offerte au lecteur et celle-ci, solaire et sans compromis, pousse le récit sur les rives des romans d’Annie Ernaux ; à la fois lyrique et social, qui s’entête à poser la question du lien, ce qu’il en reste une fois que les êtres épuisés par leur condition ne sont plus que souvenirs, absents et en ce sens dématérialisés. On en revient à l‘objet non pas de consommation, mais de dévotion et d’expérience de soi, de méta-sensorialité. Mèches de cheveux, dernier râle, cimetière. Tout ce qui disparaît, mais revient sans cesse nous hanter. Le halo formé par le récit du porno planétaire s’estompe enfin, braquant la caméra sur ces deux, trois personnages qui trouvent leur chemin en inventant leur propre généalogie. Contre toute attente, il y a dans ce livre un amour infini pour l’autre qui finit par dépasser les idées reçues sur la guerre des sexes et de la « condition » féminine qui en découle. Et si Corsaire Satan abandonne volontiers le premier rôle à Meta Carpenter, il ne disparaît pas pour autant. « Maintenant, je suis là. À vos côtés », conclut l’auteur. « Vivant. Je vous regarde ».

Meta Carpenter, de John Jefferson Selve, éditions Grasset, 200 p., 17,50 euros. Sortie le 9 février 2022. 

Visuel : couverture du livre 

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Antoine Couder
Antoine Couder a publié « Fantômes de la renommée (Ghosts of Fame) », sélectionné pour le prix de la Brasserie Barbès 2018 et "Rock'n roll animal", un roman édité aux éditions de l'Harmattan en 2022. Auteur d'une biographie de Jacques Higelin ("Devenir autre", édition du Castor Astral), il est également producteur de documentaires pour la radio (France culture, RFI).

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