Essais
“Rester juif ?” : Les universalités modernes du judaïsme

“Rester juif ?” : Les universalités modernes du judaïsme

11 May 2015 | PAR Franck Jacquet

Yaël Hirsch, docteure en science politique et Directrice de Toute la culture, revient sur son domaine de prédilection, les intellectuels juifs et l’identité juive, confrontés à la modernité et aux grands conflits que cette dernière suscite. Issu de sa thèse, l’essai parvient largement à s’échapper du champ purement scientifique et spécialiste et à lever avec érudition ces grandes questions du judaïsme moderne au travers du cas des intellectuels juifs français, et plus largement européens.

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Les intellectuels juifs en leur (re)conversion
La gageure est relevée. C’est en effet une gageure que de pouvoir proposer un texte pour un public relativement large (malgré l’affaissement du lectorat des essais en France…) pour un jeune chercheur. C’est ce que réussit ici Yaël Hirsch. La question centrale provient de plusieurs années de réflexions et, pour qui connaît l’auteur, il n’est pas toujours aisé de suivre celles-ci ! Jusque dans la maquette même du texte livré au lecteur le doute est vite levé. Le texte est évidemment très bien renseigné et appuyé de notes et détails précis, mais celles-ci sont rejetées en fin d’ouvrage pour fluidifier un propos qui l’est déjà tout à fait. La structure elle-même, équilibrée, permet de faire la part des choses.
Concrètement la réflexion débute sur la pédagogie des termes et de leur emploi : « juif », « juif français », « juif allemand », « universel »… C’est à partir de là que l’on peut, dans un cadre républicain et assimilationniste bien particulier, caractéristique du « premier écosystème républicain » (terme emprunté à la récente défunte Odile Rudelle), laïc, rationaliste sinon positiviste, individualiste, patriotique, assez cosmopolitique, que l’on peut étudier les conversions des intellectuels juifs. La France n’est pas tout à fait la seule à être observée, quelques regards sur le reste de l’Europe sont posés, avec quelques cas particuliers. Ainsi plusieurs pages sont consacrées à la résurgence ou plutôt aux traces de l’identité marrane ou juive ibérique dans la péninsule, y compris sous Franco, alors que l’empreinte des souverains Très Catholiques a profondément marqué les sociétés espagnole et portugaise depuis la Reconquista. Les parcours sont donc à replacer dans des contextes sociaux et politiques mais aussi culturels différents, dans une Europe occidentale où les Lumières ont donc « imprimé » très différemment les cadres sociaux.
Quel est donc le parcours de ces intellectuels juifs s’interrogeant sur leur conversion ? Le plus souvent un parcours du combattant. Beaucoup ne passent pas le pas mais vont s’y confronter, ne reculant qu’au dernier moment. Pour d’autres au contraire, la conversion au christianisme, le plus souvent au catholicisme, complète ou parachève un parcours intellectuel ou mystique venant de loin. Le changement de nom peut en être une trace ultime. La question de l’identité individuelle est donc profonde et multiforme et ce d’autant plus que les obstacles sont nombreux à se dresser sur cette route : la famille, les pairs scientifiques, les événements, la position de responsabilité, de magistère de l’intellectuel au sein d’une communauté, les liens interpersonnels les plus variés. Mais Yaël Hirsch n’oublie pas que les obstacles sont aussi ceux posés à l’entrée dans l’horizon des chrétiens, notamment des catholiques. L’obstacle culturel et politique propre à la péninsule ibérique a déjà été mentionné. Mais il ne faut pas oublier que, dans le cadre des XIXe et XXe siècles posés, le catholicisme est loin d’avoir été une communauté sans méfiance. L’auteur replace donc l’antijudaïsme profond du monde catholique, l’antisémitisme moderne aussi, l’Affaire Dreyfus en France constituant largement en France un point de relai entre ces deux formulations de rejet. Le tournant est sans doute la Seconde guerre mondiale et, surtout, le rôle joué par Vatican II dans les années 1960 et la remise en cause de la formulation millénaire du Peuple (juif) meurtrier de Jésus et donc coupable par essence.
C’est donc en prenant en compte tous ces obstacles qu’on peut apprécier toute l’énergie et l’ampleur des ressources mobilisées pour choisir une conversion. Ajoutons à cela que l’essentiel des cas de conversion repérés sont situés dans la première moitié du XXe siècle, au moment donc où les opprobres sont sans doute les plus marquées. Les intellectuels juifs sont donc, quelque part, ceux qui ont forcé l’ouverture des communautés et des identités… Il n’en reste pas moins que l’ouverture a été forcée par des moyens et à des moments divers : face à la guerre, face à la République, en lien avec une crise mystique, par rejet d’une communauté sclérosée, par peur des persécutions après 1945, par volonté de se poser dans un nouveau « régime d’historicité » toujours forcé par l’apport des Lumières et leur idéal d’assimilation ou bien par l’après-1945 et le choc porté par l’ouverture des camps… Au final, c’est bien une pluralité de trajectoires individuelles qui s’impose et non un processus de groupe.

Au fond, la question de l’universel rejouée
Pour autant, ces trajectoires sont bien à positionner par rapport à des questions identiques et dépassant les cheminements individuels. Si les modalités et les temporalités de la conversion ou de la reconversion et du retour au judaïsme, rarement exclu au fond, sont différentes, il ne faut jamais perdre de vue, et c’est ce que développe l’auteur dans les deux dernières parties, que ces intellectuels se posent des questions qui leur posent autant problème qu’aux catholiques et chrétiens qu’ils peuvent rejoindre.
Les Lumières ont en effet posé au XVIIIe siècle, avec l’émergence des sociétés civiles autonomes de leurs institutions, les idées de tolérance, d’assimilation des différences ou encore de communauté cosmopolitique. Elles ont repensé l’universalité auparavant formulée par l’idéal chrétien et sa parousie. Kant est évidemment ici fondateur. Les XIXe et XXe siècles sont le terrain d’application et de confrontation de ces idéaux au mur de la réalité. Et les intellectuels juifs en sont des pans importants. En effet, ils sont des tenants d’une autre formulation de tous ces idéaux, y compris des Lumières (ils ont eu leurs propres penseurs des Lumières dès le XVIIIe siècle). Et ils réfléchissent sur tous ceux-ci. C’est sans doute parce qu’ils étaient à « l’avant-garde » de ces interrogations que l’auteur a choisi de partir de ces figures. L’ouvrage part donc de questionnements particuliers et individuels pour penser les complexités du lien politique et culturel par les identités en modernité.
Et il n’élude pas les difficultés. Alain Badiou n’est pas oublié. Ses propos sur le judaïsme sont plus ou moins heureux et créent depuis plusieurs mois maintenant la polémique. Il est rappelé ici que sa réflexion sur le Multiple et l’Unique peut faire avancer le débat sur les identités face çà l’universel. Ainsi Saint Paul, archétype du juif persécuteur passé au christianisme et à l’expansion de la Bonne Nouvelle, interroge toujours autant aujourd’hui par son épître aux Galates (« il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme »). Sur cette question des Juifs, du christianisme et de l’universel, Badiou est incontournable. On sera tout de même étonné par le ton mesuré qu’emploie Yaël Hirsch quand il s’agit de prendre en compte ses dernières prises de position sur les acceptions du mot juif aujourd’hui…

Intention et identité
Au terme de la lecture, on repère donc une pluralité de trajectoires, d’itinéraires. On regrettera simplement une chose, que des notices biographiques n’aient pas été insérées en fin de texte, car beaucoup de noms ne sont pas nécessairement connus de tous…
Bien évidemment, la question du judaïsme explique pour beaucoup cette pluralité et tout ne peut être développé au fil de ces pages. Le repositionnement de ces itinéraires dans le long terme de la « question juive » en Occident est évidemment central. La question se pose alors : ce facteur est-il le seul (le texte y répond partiellement en évoquant brièvement parfois d’autres causalités) pour expliquer ces itinéraires ? Quelle peut être la place de cet « écosystème républicain », à même de réduire parfois des acteurs si autonomes au stade de simple agent ? Enfin, peut-on imaginer à partir de ces trajectoires individuelles une forme d’intentionnalité collective, si difficile à évaluer dans les sciences sociales ?
Plus clairement, on attend de voir les prolongements de cet essai pour comprendre comment ces questionnements ont pu s’appliquer aux autres individus que les intellectuels…

L’essai Rester juif ? permet donc de rappeler dans le contexte actuel quelques aspects fondamentaux du rapport du judaïsme, érudit ou non, à la société civile ouverte et se voulant éclairée de l’Occident moderne, surtout dans la France des Lumières qu’on a tendance à oublier dans le contexte décliniste actuel. Ceci constitue, au-delà du regard porté sur les intellectuels en tant que tels, une pierre importante dans le débat actuel de la place des citoyens de confession juive en République, après les événements du mois de janvier et alors que les médias insistent sur l’explosion des chiffres de l’alya en France, l’émigration des juifs vers Israël.

Visuel : couverture

Informations :
TITRE Rester juif ?
Auteur Yaël HIRSCH
Editeur Perrin
Date de parution Novembre 2014
Pages 370
ISBN 9782262036669

TARIF – 22,9 euros

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Franck Jacquet
Diplômé de Sciences Po et de l'ESCP - Enseigne en classes préparatoires publiques et privées et en école de commerce - Chercheur en théorie politique et en histoire, esthétique, notamment sur les nationalismes - Publie dans des revues scientifiques ou grand public (On the Field...), rédactions en ligne (Le nouveau cénacle...) - Se demande ce qu'il y après la Recherche (du temps perdu...)

One thought on ““Rester juif ?” : Les universalités modernes du judaïsme”

Commentaire(s)

  • bejar

    Bonjour,
    Le monde multipolaire et universel voire mondial actuel est complique. Le discours a l’oeuvre tend a en faire une usine a gaz… pour ne pas tomber dans le travers du complexe. Par la simplification notamment en distinguant la culture de la religion, mais aussi en precisant ce qui agit passivement de ce qui est actif il me semble aise de voir clair meme si ce dernier e-claire parce qu’il y a l’obscurite. Idem en science le dur du mou, l’objectif du subjectif, peuvent s’ecarter pour faciliter l’acces. Parceque si partager c’est decomposer c’est aussi simplifier… Sur le fil il y a deux cotes et/ou le milieu non ? Bon courage ;-) Si vous me repondez merci de me contacter SVP (sans obligation) dans ma b@l ilhanbejar gmail.com Droit de reponse oblige :-)

    May 12, 2015 at 11 h 33 min

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