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Frapper comme un sourd ou La Beauté du geste selon Sô Miyake

Frapper comme un sourd ou La Beauté du geste selon Sô Miyake

19 August 2023 | PAR Nicolas Villodre

Sort pour la première fois en France, cet été, un film de Sô Miyake, en l’occurrence, Keiko, me wo sumasete (2022), traduit en français par La Beauté du geste et en anglais par Small, Slow but Steady, adapté de l’autobiographie de Keiko Ogasawara, Makenaide, qui signifie “ne perd pas”.

Le regard d’une sourde

La boxe est un thème presque aussi récurrent que la danse dans l’histoire du 7e Art – et même du pré-cinéma puisque, dès 1891, WKL Dickson cosignait (avec William Heise), un très bref métrage intitulé Men Boxing. D’Alice Guy (Leçons de boxe, 1898) à Clint Eastwood (Million Dollar Baby, 2004), en passant par Mack Sennett (The Knockout, 1914), Charles Chaplin (The Champion, 1915), Donald Crisp (Dress Parade, 1927, titre traduit en français par Son beau geste), Charles Dekeukeleire (Combat de boxe, 1927), René Clément (Soigne ton gauche, 1936), Raoul Walsh (Gentleman Jim, 1942), Luchino Visconti (Rocco et ses frères, 1960), William Klein (Muhammad Ali, the Greatest, 1966), John G. Avildsen (Rocky, 1976), Martin Scorsese (Raging Bull, 1980), les exemples ne manquent pas (1).

Avant d’être un film consacré au noble art, La Beauté du geste est le portrait d’une jeune fille malentendante, Keiko Ogawa (Yukino Kishii) qui, pour illuminer son quotidien, pratique la boxe, une passion qu’elle s’est découverte, dont elle veut faire son métier. Elle gagne sa vie comme femme de chambre dans un hôtel et cohabite avec son frère, Seiji Ogawa (Himi Sato) qui passe son temps à enregistrer des airs gratouillés à la guitare ne lui rapportant pas suffisamment pour contribuer de façon équitable au loyer. Mis à part ces notes de musique diégétiques ou profilmques, le long métrage est comme sa protagoniste, muet ou presque – sans musique et avec peu de dialogues. L’environnement peu reluisant des faubourgs tokyoïtes est restitué par l’image un peu terne du 16 mm. Le parti-pris technique de tourner avec une caméra Arriflex équipée d’objectifs Zeiss et non en numérique clinquant produit des effets contradictoires.

Cinéma muet

Il entretient la mélancolie du personnage principal au mutisme polysémique, pouvant être interprété comme entêtement, obsession, insatisfaction. Paradoxalement, l’intérieur du club de boxe, au bois sombre on ne peut plus patiné, paraît riant, chaleureux, revivifiant. La matière pelliculaire renforce l’effet de réalité. Le réalisateur (dans tous les sens de ce terme) entretient l’austérité, ne cherche pas d’autres mouvements que ceux de la boxe, à l’intérieur de son champ visuel ; il n’use pas du cinéma direct, autrement dit du plan-séquence rouchien, privilégiant au contraire le montage cut classique. Ceci dit, le soin apporté au cadre par Yuta Tsukinaga transforme chaque plan en tableau. Sô Miyake a veillé au grain, c.à.d. à l’économie de sa production en réduisant le nombre de prises. Il a d’ailleurs précisé : « Le 16 mm demande une gestion très serrée de la pellicule, denrée coûteuse dont il fallait limiter les quantités. »

Il n’est pas impossible que Million Dollar Baby ait influencé le récit de Keiko Ogasawara et la fiction de Miyake. On y retrouve des matériaux dramatiques, voire mélodramatiques : la jeune fille, à l’instar de Lucinde, est non seulement muette, mais elle pratique un sport de combat ; les masques chirurgicaux protégeant du coronavirus l’empêchent de lire sur les lèvres, donc de communiquer ; avec la maladie, elle perd ses pères (de substitution) et ses repères : son coach, le directeur d’un club à l’ancienne ayant failli faute de combattants ou de membres et autres cotisants; elle n’a plus de lieu de rencontre (sportive et amicale), plus de structure sociale à son goût; elle nettoie et lustre une dernière fois avant fermeture de l’établissement le miroir destiné à la boxe de l’ombre ou shadow-boxing… La comédienne Yukino Kishii n’a certes pas eu à mémoriser la moindre réplique pour ce rôle mais elle a dû, en revanche, apprendre et pratiquer avec exactitude les dialogues gestuels que sont  la langue des signes et la technique de la boxe anglaise. Elle est convaincante et éloquente dans ces deux partitions.

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Note

(1) On peut ajouter quelques autres titres traitant du sujet ou l’abordant, parmi les centaines recensés : Max Skladanowsky (Das Boxende Känguruh, 1895), Alfred Machin (Mœurs et coutumes sakalaves, 1910), H.O. Martinek (Billy’s Book on Boxing, 1911), André Deed (Boireau, roi de la boxe, 1912), Allan Dwan (The Straight Road, 1914), Hal Roach (Lonesome Luke on Tin Can Alley, 1917), Maurice Tourneur (Lady Love, 1918), Dave Fleischer (The boxing Kangaroo, 1920), Winsor McCay (Dreams of a Rarebit Fiend : Bug Vaudeville, 1921), Edward Laemmle (The Leather Pushers, 1922), Malcolm St. Clair et Henry Lehrman, Fighting Blood, 1923), Henri Diamant-Berger (Jim Bougne, boxeur, 1923), Walter West (In the Blood, 1923), W.S Van Dyke (The Battling Fool, 1924), Alfred Hitchcock (The Ring, 1927), William Wyler (The Shakedown, 1929), Thornton Freeland (Be Yourself, 1930), Reinhold Schünzel (Liebe im Ring, 1930), Ub Ibwerks (Flying Fists, 1930), Roy Mack (Purely an Accident, 1930), Tod Browning (Iron Man, 1931), James W. Horne (Any Old Port!, 1932), Roy Del Ruth (Winner Take All, 1932), Raoul Walsh (The Bowery, 1933), Robert Wise (The Set-Up, 1949, et Somebody Up There Likes Me, 1956), Leon Gast (When We Were Kings, 1996)…

Visuel : capture d’écran, bande-annonce de La Beauté du geste.

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Nicolas Villodre

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