Cinema
Fabianny Deschamps: « l’engagement, c’est mon divertissement » [interview]

Fabianny Deschamps: « l’engagement, c’est mon divertissement » [interview]

12 December 2017 | PAR Sarah Reiffers

« Isola est un conte fantastique tourné dans la réalité migratoire d’aujourd’hui. » C’est ainsi que la cinéaste Fabianny Deschamps décrit son deuxième long métrage, Isola, un petit bijou de poésie et d’intelligence en salle depuis le 8 décembre. Rencontre avec une cinéaste que l’on sent passionnée par son art, et bien déterminée à le pratiquer comme bon lui semble.

Pouvez-vous m’en dire plus sur les conditions de tournage de Isola, qui ont été il me semble très particulières ?

Nous avons commencé le tournage à l’automne 2014, à un moment assez tendu. Les médias n’étaient pas bien reçus et s’était pire pour nous, qui arrivions avec le projet de faire un film de fiction. Évidement nous n’avons pas pu obtenir d’autorisation de tournage sur les bases militaires. Nous avons donc dû ruser. Grâce à un média français, nous avons pu obtenir des cartes de presse et ainsi rentrer dans les bases. Mais même avec des cartes de presse c’était compliqué, notamment parce qu’on nous désinformait souvent sur l’heure d’arrivée des bateaux. Nous sentions bien que les médias n’étaient pas désirés. Quand nous avons commencé le tournage, la situation était catastrophique : il arrivait entre cinq mille et huit mille personnes par jour sur les côtes de Sicile. Du coup les bateaux ne rejoignaient pas nécessairement les bases militaires. Il y avait aussi des cargos commerciaux, et des bateaux qui s’échouaient. En quelque sorte on était là au bon moment : nous avons pu filmer sans demander l’autorisation en profitant un peu du chaos ambiant.

Le tournage de votre premier long métrage, New Territories, s’est également effectué en partie clandestinement, pour contourner la censure. Est-ce que vous vous imaginez un jour tourner un film dans des conditions plus « normales »?

Oui bien sûr, je l’ai même déjà fait. Mon envie de travailler autrement, d’utiliser les armes de la fiction ou un regard de cinéaste de fiction sur l’actualité, est justement la conséquence directe d’années passées à faire des films en studio, des films de fiction aux univers très artificiels. C’est le cas de tous mes courts métrages avant New Territories. C’est donc plutôt le cheminement inverse : de là est née l’envie de sortir la fiction du studio, de son carcan de fiction, et de pouvoir à travers elle porter un regard différent sur l’actualité. Cela dit, ce n’est pas forcément une recette de cuisine, je ne sais pas ce que je ferai avec mon prochain film. En tout cas, ce qui m’intéresse esthétiquement, c’est cette friction entre l’actualité, le documentaire – filmé clandestinement ou pas d’ailleurs – et l’univers de la fiction.

Seriez-vous prête un jour à faire du documentaire pur et simple, ou avez-vous toujours ce besoin de le mêler à la fiction?

La frontière entre la fiction et le cinéma documentaire est extrêmement fine, en ce qui concerne la mise en scène. C’est le matériau de base qui change. Dans la fiction il y a un matériau qui est entièrement construit de A jusqu’à Z, et dans le cinéma documentaire il y a une matière réelle qui est structurée. Donc oui, je pense tout aussi bien pouvoir développer dans le futur un projet de cinéma documentaire, c’est-à-dire créer du cinéma uniquement à partir d’images réelles.

Vos deux longs métrages sont des films politiquement engagés. Que pensez-vous du cinéma Hollywoodien actuel, qui mise principalement sur le divertissement ? L’art se doit-il d’être engagé ?

L’art est un engagement politique. Et je pense que quand Hollywood s’engage à faire du divertissement, il y a aussi une volonté politique derrière. Moi l’engagement, c’est mon divertissement. Je pense qu’il y a différentes sortes de divertissement, se divertir n’est pas forcément quelque chose qui est de l’ordre de l’aliénation. Je n’ai aucun problème avec l’idée du divertissement. Tout cela est un peu le résultat du travail antérieur que j’ai effectué dans mes courts métrages notamment, qui étaient des films dotés d’univers extrêmement clos, presque autistes. J’avais besoin de les sortir, de les mélanger. C’est vrai que l’artiste a une responsabilité dans la voix sociale qu’il porte, surtout dans un milieu où le rapport à la médiatisation et à l’information est très souvent dévoyé, monolithique. Plus nous sommes dans un pouvoir dont le centre n’est plus la politique mais les médias, plus les artistes doivent prendre position.

Dans Isola comme dans New Territories (2014), la notion de frontière est très présente. Il y a les frontières géographiques, mais aussi linguistiques, culturelles, et celle entre l’imaginaire et la réalité, qui est d’ailleurs la seule à être véritablement franchie. Est-ce que cela correspond à votre vision du monde actuel?

C’est un thème important. Ma génération a assisté à la mondialisation et à l’ouverture des frontières, alors que maintenant, et cela depuis quinze ans, nous sommes dans un mouvement de repli. Il y a vraiment une démonstration de cet empêchement. Après, d’un point de vue plus esthétique, être à la frontière c’est aussi être à la lisière de deux mondes, et mon travail touche beaucoup à cet endroit de basculement, d’oscillation d’un point à l’autre, entre réel et irréel, entre mort et vivant, entre fiction et documentaire. Parce qu’à cet endroit là, on est justement esthétiquement et géographiquement dans des espèces de no man’s land. Et c’est justement l’endroit qui m’intéresse le plus. Cet entre-deux, ce quelque chose de l’ordre de l’incertitude, que j’aime bien appeler « limbe » sans connotation religieuse. Un endroit qui n’est jamais posé, qui est tout le temps assez inconfortable. Mon travail consiste à approcher le monde sous cet angle. On retrouve également cette idée dans la manière d’écrire un film, dans le fait de devoir à la fois diriger la narration et en même temps ne pas donner toutes les clés pour que les spectateurs gardent leur espace propre à l’intérieur du chemin d’un film. C’est un endroit mouvant par essence, comme un territoire instable. Et c’est passionnant d’essayer de se tenir à cet endroit. Il s’agit presque d’un jeu d’équilibriste.

Quels sont vos projets pour le futur ?

J’ai un projet en Inde du nord. Je n’en dirai pas plus, parce que c’est un peu trop tôt pour l’instant. Ce projet serait aussi emprunt de réel, et traiterait d’une question d’actualité. Mais après deux longs métrages je suis dans une situation où, comme beaucoup de cinéastes indépendants je pense, ma problématique n’est pas tant « quel est le prochain film que je veux faire », parce qu’on a toujours des idées, mais comment continuer à exister à l’intérieur d’une industrie cinématographique qui devient de plus en plus concentrée, et inégalitaire par rapport aux films indépendants. A présent je dois résoudre l’équation pour que mon cinéma puisse continuer à exister. L’industrie est de plus en plus difficile vis-à-vis de ce qu’on appelle les films économiquement fragiles, ceux-là mêmes qui proposent des points de vue moins uniformes.

Visuel: photo officielle

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Sarah Reiffers

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