Arts
Jessy Deshais : a so f***ing beautiful flower

Jessy Deshais : a so f***ing beautiful flower

26 January 2023 | PAR Pascal Gauzes

Drôle d’idée de titrer un portait de la sorte, si ce n’était pas (presque) le titre de l’exposition qui fait l’actualité de Jessy Deshais en ce début d’année. Mais en découvrant l’oasis urbaine cachée derrière le grand portail d’une rue calme de Montreuil où se trouve l’atelier de l’artiste, et en la voyant nous accueillir avec un sourire radieux, on se dit qu’elle est bien la fleur qui illumine ce bâtiment en briques rouges composés de grands ateliers, stigmates gentrifiés du passé industriel de la ville.

Le pouvoir des fleurs

Mais cette allusion florale n’est pas innocente. En effet, c’est un clin d’œil à ce qui a attiré les projecteurs sur l’artiste plasticienne en 2022. Pendant toute l’année dernière, à la Halle Saint-Pierre dans le cadre de Hey ! le Dessin, Jessy Deshais était exposée avec son œuvre : Le Journal d’une Courge. Et si malgré tout, vous étiez passé à côté de cet événement, vous avez forcément été confronté à de nombreuses reprises à son travail, que ce soit dans des journaux et magazines comme Le Monde ou l’Obs, au Musée de la Chasse et de la Nature, ou sur la couverture de certains de vos polars favoris (Éditions les Arènes).

Un parcours atypique

Jessy Deshais, pendant longtemps une artiste de l’ombre, nous avoue d’entrée de jeu ne jamais avoir cherché la reconnaissance, mais maintenant que celle-ci frappe à sa porte, elle se sent prête à l’accueillir, tout en redoutant sa dimension éphémère « la mode, ça se démode ». Cette allusion au vêtement n’est pas non plus anodine, car l’artiste n’est pas sortie du sérail : après une école de couture, elle tente les Arts Déco à Duperré, mais elle n’en a pas les codes. Ça ne l’empêche pas de poursuivre son rêve de faire de sa passion artistique sa vie. La couture joue un rôle important, on peut voir dans son appartement-atelier dans lequel nous discutons désormais, des culottes brodées sous cloches, des chemises oversized où alternent dessins au stylo rouge ou noir et journal intime… Pas de doute, nous sommes dans un univers foisonnant, et le Journal d’une Courge, qui nous avait mis l’eau à la bouche n’était que la partie émergée de l’univers de la Tourangelle.

Et le succès en 2022

Au démarrage de la conversation, différents sujets sont abordés, toujours en rapport avec l’art, mais également des références littéraires et cinématographiques et toujours dans l’introspection avec des questions existentielles et une touche non négligeable de dérision et de légèreté. Preuve en est, le Journal d’une Courge est un journal intime réalisé à partir de planches botaniques Vilmorin, qu’elle redessine pour donner aux végétaux une tout autre dimension, et se raconte sans fard, les traumas d’enfance mais aussi les doutes, les peurs d’une femme, d’une mère, d’une artiste… Ce corpus de neuf planches, malheureusement séparées chez plusieurs collectionneurs, avait été réunies dans l’exposition de la revue d’art dédiée à l’« outsider art ». Jessy, qui a presque du mal à concevoir que cette revue « une référence mondiale » soit venue la chercher, ne boude désormais plus son plaisir. Avec une exposition s’étant étalée sur toute l’année 2022, elle a bénéficié d’une actualité permanente, qui lui a permis de se consacrer à ses nouveaux projets. Des nouveaux projets qui évoluent au fil des années, du fait de troubles musculosquelettiques apparaissant à force d’une pratique des plus exigeantes.

Des projets à foison…

Et pour cause, il suffit de découvrir le livre de poche Emmanuelle, ou plutôt ce qu’il en reste : toutes les pages ont été découpées à la main au scalpel pour ne laisser apparaître que les lettres « elle ». Nous sommes nécessairement fascinés par la précision, la méticulosité, mais aussi par le résultat qui nous fait nous interroger, et si ces « elle » avaient été placées là de manière délibérée. Si bien évidemment, cette interrogation n’a pas de sens, c’est la démarche de découper des fragments de livres est lourde. D’une part, parce que Jessy Deshais s’attaque à l’objet livre, que l’on a l’habitude de chérir voire d’idolâtrer, mais aussi parce que tout ce qui est ôté répond à des règles strictes que la découpeuse appliquée s’impose au démarrage du livre. Si on est nécessairement bouleversé par les livres de guerre, où toute présence humaine a été retirée, créant de véritables déflagrations de page en page, on s’amuse de l’expérience végétalienne entamée par celle qui admet qu’elle aimerait ne plus consommer de protéines animales, mais qui considère qu’il faut du temps et d’énormes efforts pour y arriver.  Et Jessy de l’illustrer en nous présentant avec beaucoup d’humour et d’intelligence un livre de recettes dédié à la maîtrise de la cuisson au four et des grillades dans lequel toutes les allusions au monde animal ont été enlevées : les mots comme les morceaux de viande, de poissons, les œufs ou le miel ont disparu des photos des plats, le scalpel s’étant alors transformé en bistouri.

Mais la découpe est aussi de plus en plus douloureuse, sur le fond avec une nette obsession, bien antérieure à la guerre en Ukraine, pour la barbarie humaine, mais aussi dans la forme, du fait de la répétition de mouvements de petite ampleur. Ainsi, tout comme le salon d’extérieur upcyclé, l’artiste réutilise les chutes découpées des livres pour recréer des histoires, telles des esquisses se tenant grâce à de petites épingles de couturière. En cherchant certaines réalisations, elle nous montre, amusée, des cartes de bibliothèque de la rue l’Ulm sur lesquelles elle indique le temps passé pour chaque œuvre, non qu’elle compte ses heures, mais pour se rendre compte du temps passé, aussi parce qu’elle avoue que parfois les projets se mélangent et que le chaos apparaît.

Avec de vraies convictions sociétales

Notre regard se porte sur un magnifique lavis noir, où l’on ne peut voir qu’une seule lettre « e ». Comme nous l’indique la femme artiste : « ce « e » c’est le symbole grammatical du féminin, et elle souhaitait le mettre en avant en ne laissant que les « e » du livre. Parfois, des « e » restaient seuls en bout de page, comme des laissés pour compte. En revenant à la création graphique pure, elle souhaitait illustrer ce grand écart : cette œuvre symbolise la dichotomie entre la « médiatisation » du féminin et la solitude et noirceur que la vie de beaucoup de femmes est en réalité. »


Sur cette très juste facette de la condition féminine, nous devons quitter l’univers de Jessy. Nous ne pouvons nous empêcher de prendre un maximum de photos et surtout d’images mentales de ce moment suspendu. Mais Jessy nous donne rendez-vous le 25 janvier pour une exposition collective So F***ing Flowers de deux semaines à la Galerie Cécilia F (4 rue des Guillemites 75004 Paris), et nous annonce que nous aurons l’occasion de découvrir un papier peint de collection, floral évidemment, duquel elle a découpé toutes les feuilles, en les déposant au sol, magnifique allégorie de l’automne.

Pour retrouver Jessy Deshais, www.jessydeshais.fr ou sur son compte instagram @jessydeshais et bien évidemment à la Galerie Cécilia F jusqu’au 4 février.

Photos :
Portrait : Atelier Hugues Sanchez
Papier peint : Atelier Find Art

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Pascal Gauzes
Pascal Gauzes est ingénieur agronome et diplômé de SciencesPo Paris, après avoir commencé sa carrière en marketing, il s'est orienté vers le monde de l'art et de la culture en dirigeant une galerie pour artistes émergents et en tant que directeur communication d'un musée parisien. Il collabore avec Toute La Culture depuis presque 10 ans.

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