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Sophie Nagiscarde, commissaire de l’exposition “Regards d’artistes, Oeuvres contemporaines sur la Shoah” : “Les artistes contemporains ont leur manière d’aborder des questions que se posent les historiens”

Sophie Nagiscarde, commissaire de l’exposition “Regards d’artistes, Oeuvres contemporaines sur la Shoah” : “Les artistes contemporains ont leur manière d’aborder des questions que se posent les historiens”

17 December 2018 | PAR Yaël Hirsch

Jusqu’au 10 février 2019, le Mémorial de la Shoah a invité 5 artistes contemporains qui travaillent sur la Shoah. En cinq installations de Sylvie Blocher et Gérard Haller, Natacha Nisic, Christian Delage, Esther Shalev-Gerz, et Arnaud Cohen, datant des années 1980 à nos jours, cette exposition donne à voir par l’œil des artistes, à la fois combien la Shoah nous interroge et combien les questions que nous nous posons à ce sujet sont fondatrices. Rencontre avec la commissaire de l’exposition et responsable des activités cultuelles du Mémorial, Sophie Nagiscarde.

Dédier toute une exposition à l’art contemporain, c’est une première pour le Mémorial?
L’art contemporain est présent au mémorial depuis longtemps. Dans notre exposition permanente qui a rouvert en 2005, nous avons déjà deux pièces de Natacha Nisic. Et puis en 2005, au moment de l’inauguration du Mémorial, nous avions fait une très grande exposition à la mairie de Paris. C’était aussi le 60e anniversaire de l’ouverture du camp d’Auschwitz et cette exposition devait mettre en scène plus de 60 témoignages de déportés, enregistrés par le mémorial et la mairie de Paris et Mk2. Pour donner à voir et entendre ces témoignages, j’ai fait appel à Esther Shalev-Gerz dont je connaissais le travail. Je voulais que ce soit elle qui le fasse parce qu’elle avait déjà travaillé avec une déportée et avait mis en parallèle son récit de jeunesse et celui d’une femme allemande,  complètement à l’opposé. Elle a accepté et elle a eu cette très belle idée de faire ces tables de consultation et puis de monter le film que vous pouvez voir dans l’exposition actuelle. Elle conserve tous les moments que normalement l’on jette dans les montages, qui sont les moments où les gens cherchent dans leur mémoire à faire remonter les souvenirs. Elle dit c’est le moment où les gens repartent à Auschwitz quand ils y étaient internés et qu’ils reviennent dans le moment où on est pour raconter. Tous ces moments sont mis les uns à la suite des autres, dans un léger décalé, un peu ralenti. Le résultat est un portrait de tous ces rescapés, extrêmement émouvant et très beau. En 2005, cela surplombait tout cet espace d’écoute installé à la Mairie de Paris. Ensuite cette pièce a été montrée dans beaucoup d’endroits mais on ne l’avait jamais exposée au Mémorial.  Je suis partie de cette installation en me disant qu’il y a des pièces que j’ai envie de montrer depuis longtemps. Des pièces que le Mémorial a produites comme celle d’Esther ou Natacha Nisic avec Effroi, qu’elle a fait(e) à Birkenau. C’est une pièce qui date de 2004 et qui parle  autrement des lieux de l’extermination (le camp de Birkenau). L’artiste y montre une balade matinale par une photo prise un matin très tôt dans ce lieu. C’est une pièce sonore et visuelle : il y a des chants d’oiseaux, un retour de la nature puisque pendant que le camp était en fonctionnement, toute la nature avait disparu. Aujourd’hui, la nature a repris ses droits. Natacha Nisic a pris des photos et en les développant, tout d’un coup, dans la mare, est apparue cette forme incroyable, comme un crâne humain. Ce n’est pas un montage et c’est toute l’interrogation des lieux, sur les gens, les mouvements…

Les artistes répondent-ils de manière privilégiée à certaines questions que nous pose la Shoah ?
Oui. Les artistes contemporains ont une manière d’aborder des questions que se posent les historiens, les sociologues mais ils les posent d’une autre manière parce qu’ils ont leur propre curiosité face aux choses et leur propre histoire, et que les œuvres viennent d’une histoire personnelle d’une curiosité d’une manière d’aller au fond des choses. Je trouve que les bons artistes vont véritablement au bout des interrogations qui leur sont amenées, soit par leur réflexion soit par ce qu’ils vivent. L’art créé aussi un rapport très personnel avec le visiteur. C’est aussi ça qui est intéressant, de provoquer les gens, sans leur montrer de choses atroces, il n’y a aucune image dure dans l’exposition mais il y a des choses très émouvantes. Ce qu’on ne voulait pas dans les expositions historiques, c’est attiser le côté dramatique des photos ou des images parce que l’événement l’est déjà suffisamment. Là il y a de l’émotion qui passe.

Pour un première interrogation, les artistes que nous avons choisis sont assez classiques  et représentatifs de la manière dont la Shoah a pu être abordé ces dernières années par différents médias hors  art contemporain. Il y a  d’abord le lieu : qu’est-ce qu’un lieu de mémoire ? Ce sont des interrogations très importantes. Mais chez Natacha Nisic ou bien chez Sylvie Blocher dont l’installation Nuremberg 87 fait lire les prénoms des victimes dans une volonté d’universalité d’empathie avec les victimes du crime nazi, l’on pourrait transposer la pièce ailleurs, en Amérique latine, dans des lieux de dictature on trouverait des prénoms de victimes, et il y aurait un effet tout aussi fort sur l’empathie et la mémoire.

Est-ce que vous pensez que cette génération d’artistes ouvre plus facilement la spécificité de la mémoire juive de la Shoah à d’autre mémoires douloureuses ?
Je ne pense pas que les artistes  de cette exposition travaillent spécialement sur la mémoire juive. Il se trouve que la Shoah est un crime exceptionnel.  C’est le seul crime où on a été chercher des gens pour les amener dans un endroit où on va les tuer. C’est une réalité technique et cela ne veut pas dire que les autres crimes sont moins horribles. En même temps, la Shoah est le crime sur lequel on a le plus écrit, le plus produit, peut-être parce qu’il s’est passé à une époque où les médias, après la Seconde Guerre mondiale ont explosé avec l’arrivée de la télévision, du film. Forcement on en a beaucoup parlé et ça a provoqué chez les artistes de fortes réactions, parce que les artistes sont des observateurs de leur temps.

Va-ton continuer à s’interroger autant sur la Shoah ?
Ça continuera, mais d’une autre manière. L’interrogation changera et la manière de voir les choses changera aussi avec les nouvelles générations. C’est un work in progress toutes ces questions de mémoire. Je ne pense pas que quelqu’un ait la réponse. Qu’est-ce qui va se passer quand les témoins disparaîtront ? Je sais que les témoins ne sont pas inquiets, parce que justement il reste énormément de campagnes de témoignages, de livres etc. et puis les témoins ont travaillé avec ces artistes. Sylvie Blocher  a été aidée pour la  pièce que vous voyez ici par  les rescapé Henri Bulawco, avec qui nous avons beaucoup travaillé. Il est descendu la voir en 1987 à Avignon et lui a donné 4000 francs de sa poche.  Donc les gens qui l’ont vécu sont parfois plus ouverts au travail des artistes qu’une partie du grand public ! C’est peut-être pour cela qu’aujourd’hui, l’on peut faire des expositions comme celle-ci au Mémorial de la Shoah. Le grand public, qui est notre public, est plus habitué à rencontrer des interrogations de ce genre. Il y a trente ans, l’art contemporain était beaucoup plus confidentiel qu’il ne l’est aujourd’hui. Pourtant il y avait déjà des artistes très connus qui existaient et que les gens connaissaient. Mais aujourd’hui les gens veulent beaucoup plus voir des expositions d’art contemporain qu’il y a trente ans. C’est une évolution qui est nécessaire pour nous et qui est normale. Je dis toujours les victimes de la Shoah sont de tous bords – des artistes, des ouvriers, des commerçants, toutes les tranches de la société … Il est normal qu’on restitue dans notre action culturelle des choses qui s’adressent à toutes les tranches de la société telle qu’elle est aujourd’hui. On peut parler des petites gens qui ont été déportées, on peut aussi parler de gens beaucoup plus connus qui ont été déportés, et puis c’est normal qu’on parle d’artistes qui ont été déportés qui sont morts à Auschwitz. Soit on montre des artistes dont la famille a pu avoir une histoire avec ça et qui du coup vont s’interroger à travers leurs œuvres là-dessus, mais aussi des gens qui n’ont aucune histoire personnelle liée à la Shoah, mais qui malgré tout comprennent l’importance du sujet.

Plusieurs oeuvres semblent poser la question de l’évolution des témoignages dans le temps…
C’est tout à fait vrai dans la pièce de Christian Delage  qui est une pièce très intéressante puisqu’elle étudie le témoignage de Simon Srebnik qui est un des trois rescapés du camp de  Chelmno en Pologne. Il étudie les différents témoignages écrits et filmés – il y a à peu près onze témoignages entre 15 jours après sa libération de ce camp en 1945, jusqu’aux derniers enregistrements qu’il a fait juste avant son décès dans les années 1990. C’est un témoin assez connu, c’est lui qu’on voit au début du film Shoah de Claude Lanzmann. Il a participé au procès Eichmann, aux grandes campagnes de témoignages enregistrées par Spielberg, Il raconte la manière dont il a donné ces témoignages et ce qu’il a ressenti après. Il dit aussi qu’après le procès Eichmann il a été aveugle pendant un certain temps. L’oeuvre est une manière de s’interroger sur la manière dont on témoigne, 15 jours après quand on a 13 ans et quand on est sur les lieux de l’horreur qu’on a vécu, des années après. Comment re-témoigne-t-on  sur son témoignage ? C’est une manière assez neuve de regarder les témoignages sur un long terme et on le retrouve dans le documentaire et la fiction.

Ces oeuvres sont interactives?
Toutes les œuvres sont en tout cas assez réflexives. “Dansez sur moi” d’Arnaud Cohen  est une œuvre qui sort d’une confrontation personnelle avec le passé collaborationniste d’un lieu qu’il a acheté sans savoir ce passé qui résonne avec son histoire familiale. Il a fait remonter le passé de ce lieu sous un ton fictionnel et dans une forme très chrétienne : celle des stèles funéraires qu’on trouve dans les cathédrales. Ça m’a fait penser à quand Quentin Tarantino a fait Inglorious Bastards, j’avais vu au moment de la sortie du film à Cannes. Il y avait des gens qui sortaient des projections qui étaient probablement des ashkénazes, et qui trouvaient ça génial, parce que les juifs ne se sont pas vengés. Ils ont fait confiance à la justice. Une petite vengeance de temps en temps ça ne fait pas de mal. On m’a dit les gens vont être choqués, mais je ne pense pas. Ce qu’une oeuvre comme celle d’Arnaud Cohen symbolise, c’est que la vie continue malgré tout mais en conscience, c’est-à-dire qu’on peut continuer à s’amuser après des drames terribles comme la Shoah. Ceux qui sont rescapés continuent à vivre avec leurs blessures et les générations d’après continuent de vivre avec, même si dessous, il y a des choses. La seule chose que nous ne voulons pas faire, c’est enterrer ce passé. Nous voulons construire un avenir sur un passé qui est connu de tous.. Un  passé collaborationniste, aussi bien que les plaques mémorielles sur les enfants, les résistants, les déportations… Toutes ces traces du passé existent.

Visuel : Arnaud Cohen, Dansez sur moi (c) Mémorial de la Shoah

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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