Politique culturelle
Réforme du droit d’auteur : l’émergence d’un marché européen unique du numérique ?

Réforme du droit d’auteur : l’émergence d’un marché européen unique du numérique ?

26 May 2015 | PAR Stéphane Blemus

A l’occasion de la présentation de sa stratégie pour le marché unique numérique, le 6 mai 2015, la Commission européenne a annoncé une proposition de réforme du droit d’auteur à l’échelle européenne pour la fin de l’année. D’ici là, un vote important du Parlement européen sur le « rapport Reda » interviendra en juillet. Quels sont les défis d’une telle réforme et quels pourraient en être les contours ?

Depuis la publication en 2010 par la Commission européenne de sa communication « Europe 2020 – Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive » et de l’ « Agenda Numérique pour l’Europe », la création d’un marché numérique unique au sein de l’Union européenne est présentée comme une initiative phare économique et sociale pour le continent.

Pour faciliter l’échange de contenus et de services en ligne à travers l’UE, la Commission travaille à amoindrir le morcellement actuel du marché européen de la culture en ligne résultant, selon elle, de la complexité des régimes de droits d’auteur existants au sein de l’Union européenne.

Preuve de l’intérêt du grand public, la consultation publique organisée par la Commission européenne entre décembre 2013 et mars 2014 sur la révision des règles de l’UE en matière de droit d’auteur a recueilli plus de 9 500 réponses, dont 58,7% provenant d’ « utilisateurs finaux ». Capitalisant sur les résultats de cette consultation publique, l’ancien premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker n’a pas hésité, avant même d’être confirmé comme président de la Commission le 1er novembre 2014, à fixer comme priorité un de son mandat à venir d’ « avoir le courage de briser les barrières nationales en matière de réglementation des télécommunications, du droit d’auteur et de la protection des données ».

 Dès décembre 2014, à l’initiative de la commission des affaires juridiques du Parlement européen, un groupe de travail sur le droit de la propriété intellectuelle et la réforme du copyright a été créé. Une jeune députée européenne, Julia Reda, a été nommée pour faire un rapport sur le sujet. Le choix de cette parlementaire, apparentée « Verts/ALE » et membre du Parti pirate allemand, a suscité une polémique au sein de l’industrie culturelle française, particulièrement rétive à tout projet de réforme et attachée à la lutte contre le piratage.

Le « rapport Reda », entre mythe et réalité

Le 15 janvier 2015 a été déposé par l’eurodéputée Julia Reda un projet de rapport « sur la mise en œuvre de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (2014/2256 (INI)) ». Après un vote en commission le 16 juin, le Parlement européen devrait se prononcer en séance plénière sur le rapport les 8-9 juillet 2015.

Ce rapport, surnommé « rapport Reda », très décrié par gouvernement et milieux culturels français, est le symptôme le plus récent d’interrogations de plus en plus vocales au sein de l’Union européenne sur le cadre juridique européen lié au droit d’auteur et aux droits voisins.

L’inadaptation de la directive 2001/29/CE est soulignée par de nombreux acteurs du numérique depuis plusieurs années. Cette dernière directive avait « pour objectif l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information ». Or, le rapport Reda souligne que la fragmentation des lois nationales en matière de droit d’auteur entre les Etats membres crée de l’insécurité juridique. Les créateurs utilisant et réutilisant du contenu disponible en ligne seraient dans l’incertitude quant aux frais de transaction à payer ou aux risques d’illégalité. Le rapport souligne que l’accès aux services en ligne dans l’Union européenne est réduit par la faute de restrictions nationales, et appelle à une harmonisation des règles afin de s’adapter aux évolutions technologiques (le passage de l’analogique au numérique) et aux échanges numériques transfrontaliers.

 Le 6 mai 2015, la stratégie de la Commission européenne pour le marché unique du numérique a été dévoilée, et une réforme du droit d’auteur à l’échelle européenne devrait être discutée dès l’automne 2015.

 Mobilisation politico-juridique à Paris et à Bruxelles

 Face à cette potentielle révision de la directive 2001/29/CE à échéance 2016-2017, les pouvoirs publics français ont fortement réagi. Plusieurs auditions ont été réalisées au Sénat, notamment le 10 mars 2015 celle du professeur de droit Pierre Sirinelli, auteur d’un rapport publié en octobre 2014 défavorable à une réforme, et le 2 avril celle de Julia Reda. En marge du Festival de Cannes, le gouvernement français a affirmé le 17 mai dernier son profond scepticisme sur le projet de révision de la Commission par la voix de son Premier ministre Manuel Valls et de sa ministre de la culture et de la communication Fleur Pellerin.

Au niveau des institutions européennes, les élus français agissent de pair. Un mois à peine après la publication du pré-rapport Reda, près de 550 amendements avaient déjà été déposés par les parlementaires européens, notamment français, en commission des affaires juridiques (JURI), auxquels il faut ajouter un intense lobbying à Bruxelles de la part d’institutions culturelles françaises.

 L’axiome idéologique de cette fronde anti-réforme est de contester l’inadaptation du cadre juridique actuel aux nouveaux usages de contenus disponibles en ligne dans l’ensemble des Etats membres. Par ailleurs, il est défendu qu’une éventuelle réforme de la directive sur le droit d’auteur serait inconcevable sans conjointement amender la directive sur le commerce électronique. Mais comme l’indique le professeur Sirinelli, pourtant défavorable à une réforme européenne du droit d’auteur, « le débat n’est plus juridique : il est politique ». Il faut que la France sache accompagner ce mouvement à l’œuvre pour l’influencer.

 La fragmentation du marché européen du numérique, comme le souligne un rapport d’information de l’Assemblée nationale de mars 2013, « empêche les économies d’échelle, ralentit l’investissement dans les nouvelles infrastructures et les nouveaux services et, finalement, réduit le potentiel de croissance. Il est de fait nécessaire de mener la plupart des actions que la Commission a planifiées. Toutefois, le parti retenu est essentiellement celui du consommateur du marché unique : la priorité est de lui donner accès au réseau le plus performant et le plus sûr, de lui donner confiance et de le former pour utiliser Internet, de lui offrir en ligne des services nouveaux, y compris culturels. L’agenda numérique européen vise d’abord à développer une économie autour des usages du numérique. » Bien que la culture ne puisse se limiter à une conception de « marché », il n’en est pas moins vecteur de croissance économique, de création de valeur et d’emplois.

 Vers la création d’un titre européen unique du droit d’auteur ?

 Au sein de l’Union européenne, en dehors de la France, la demande est insistante quant à la création d’un « titre européen unique du droit d’auteur ». D’autant qu’il existe désormais une base juridique depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. L’article 118 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (traité « FUE ») offre au législateur européen la possibilité de créer des « titres européens pour assurer une protection uniforme des droits de propriété intellectuelle dans l’Union, et [de mettre en place] des régimes d’autorisation, de coordination et de contrôle centralisés au niveau de l’Union ».

A l’image du brevet européen, un titre européen unifié de droit d’auteur pourrait s’appliquer directement dans l’ensemble des pays membres de l’Union européenne. Sans appeler à la création d’un code européen du droit d’auteur, le rapport Reda se borne essentiellement à viser une harmonisation de ce droit d’auteur. Pour l’heure, il n’y a même pas d’application similaire des directives sur le droit d’auteur au sein des Etats membres de l’UE. Un intense débat devrait avoir lieu dans les mois à venir sur les conditions de reconnaissance du droit d’auteur sur une œuvre originale, la Commission européenne et certains Etats membres ayant des réserves sur cette proposition de titre européen.

Pour rapprocher les droits d’auteur européens, le rapport Reda plaide pour l’harmonisation de la durée de protection des droits d’auteur. La réduction du droit d’auteur post mortem passerait de 70 à 50 ans. Il est aussi proposé d’harmoniser les exceptions au droit d’auteur. Les exceptions aujourd’hui optionnelles au droit d’auteur se verraient donner un caractère obligatoire, sans marge d’appréciation laissée aux Etats membres. Pour atténuer les conséquences de ce caractère obligatoire, et compte-tenu des évolutions technologiques à venir, il est appelé à l’introduction d’une « souplesse » d’interprétation des exceptions au droit d’auteur. Un test en trois étapes permettrait d’analyser les futurs usages numériques et de déterminer s’ils ne causent pas de préjudice injustifié aux intérêts légitimes des ayant-droits ni ne portent atteinte à l’exploitation normale de leurs œuvres.

De nouvelles exceptions au droit d’auteur et l’extension de certaines déjà existantes sont également proposées dans le rapport Reda. Les citoyens européens se verraient accorder un « droit de panorama », c’est-à-dire le droit de diffuser des photos ou vidéos d’œuvres situées dans l’espace public. La liberté pour tout citoyen européen de référencer par lien hypertexte, de même que d’utiliser le « data mining » et le « text mining » serait reconnue. Un droit au prêt d’oeuvres numériques par les bibliothèques serait affirmé, pour renforcer leur mission d’intérêt général. L’exception de courte citation serait étendue aux œuvres audiovisuelles, et celle de caricature, parodie et pastiche aux créations non humoristiques. L’exception aux fins d’éducation et de recherche serait pareillement élargie. Quant à l’exception de copie privée,  ses critères de qualification et sa rémunération serait harmonisés.

Le rapport Reda appelle à un renforcement du domaine public. Il propose l’interdiction des limitations à l’exploitation du domaine public, que ce soit par voie contractuelle ou par des mesures techniques (le géo-blocking et les DRM). Ainsi que l’instauration d’une exemption de droit d’auteur pour toute œuvre produite par le service public dans un cadre « politique, juridique et administratif ». Dès lors qu’une œuvre serait produite – terme privilégié à celui de « créée » – par le service public, cette dernière pourrait librement être réutilisée. Il serait également reconnu à tout auteur la liberté de renoncer volontairement à ses droits d’auteur en faveur du domaine public. Cette proposition risque d’interpeller la conception française de « droit moral de l’auteur ». En contrepartie, ces œuvres du domaine public seraient protégées plus efficacement, sans que le rapport ne précise exactement comment.

Pour conclure, et comme le note Hervé Rony, directeur général de la SCAM (1), « le rapport Reda va donner le “la” de la réforme » sur le marché numérique unique. Les associations expertes du numérique, comme La Quadrature du Net, soulignent elles-mêmes que le rapport Reda est une évolution sans être une révolution. Il est avant tout une répétition générale avant le rapport de forces prévisible sur le fond de la réforme sur le marché européen unique du numérique.

Note :

(1) Société civile des auteurs multimédias.

Pour aller plus loin :

  • Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information
  • Loi n° 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information (DADVSI)
  • Livre vert de la Commission européenne, « Le droit d’auteur dans l’économie de la connaissance », COM(2008) 466/3, 16 juillet 2008
  • Communication de la Commission européenne, « Europe 2020 – Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive », COM(2010) 2020 final, 3 mars 2010
  • Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, « Une stratégie numérique pour l’Europe », COM(2010) 245 final, 19 mai 2010
  • Livre vert de la Commission européenne, « La distribution en ligne d’œuvres audiovisuelles dans l’Union européenne – Vers un marché unique du numérique : possibilités et obstacles », COM(2011) 427 final, 13 juillet 2011
  • Rapport d’information n° 443 (2012-2013) de Catherine Morin-Desailly, fait au nom de la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale, « L’Union européenne, colonie du monde numérique ? », 20 mars 2013
  • Consultation publique sur la révision des règles de l’Union européenne en matière de droit d’auteur organisée par la Commission européenne entre le 5 décembre 2013 et le 5 mars 2014 : http://ec.europa.eu/internal_market/consultations/2013/copyright-rules/index_fr.htm
  • Commission européenne, « Report on the responses to the public consultation on the review of the EU copyright rules », juillet 2014
  • Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique, « Rapport de la mission sur la révision de la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information », octobre 2014
  • Gazette du Palais, « Propos introductifs », page 6, 30 décembre 2014
  • Projet de rapport déposé auprès de la commission des affaires juridiques du Parlement européen « sur la mise en œuvre de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (dit « rapport Reda »), 15 janvier 2015
  • Huffington Post, « Libérer la créativité en consolidant le droit des créateurs », de L. Kaltenbach et O. Le Guay (Forum d’Avignon), 30 janvier 2015
  • Actualités du droit Lamy, « L’Inter-association archives bibliothèques documentation favorable au rapport de Julia Reda », 17 février 2015
  • Revue Communication Commerce électronique, « Le parti pris du pirate », LexisNexis, mars 2015
  • L’Expansion, « Droit d’auteur : cette réforme européenne qui affole le monde culturel français », par R. Karayan, 30 mars 2015
  • Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, « Stratégie pour un marché unique numérique en Europe », COM(2015) 192 final, 6 mai 2015

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