Politique culturelle
David-Jonathan Benrubi, directeur du Labo de Cambrai : « Il fallait se donner les moyens de rouvrir le lieu »

David-Jonathan Benrubi, directeur du Labo de Cambrai : « Il fallait se donner les moyens de rouvrir le lieu »

29 May 2020 | PAR Yaël Hirsch

Le Labo, lieu innovant d’accueil des publics, réunissant culture scientifique et technique, lecture publique et patrimoine, est installé, depuis juin 2019, dans un ancien collège jésuite du 17e siècle, à Cambrai (Hauts-de-France). Son directeur, David-Jonathan Benrubi, nous explique comment son équipe a pu ouvrir ses portes au public dès le 22 mai.

Quand avez-vous décidé de cette “deconfinitur” et quelles sont les conditions que vous avez posées pour pouvoir rouvrir aussi rapidement?

Après l’allocution du Premier ministre du 28 avril (réouverture des médiathèques et des musées attirant un public local), mes collaborateurs et moi avons pris quelques jours pour élaborer le scénario de réouverture proposé au Président de la Communauté d’agglomération de Cambrai, François-Xavier Villain. Nous avons intégré quatre dimensions dans l’équation. Les deux premières sont… simplement premières et incompressibles. La troisième pose problème. La quatrième est peut-être plus originale, par comparaison avec les principaux référentiels qui ont été publiés sur le déconfinement des services culturels :

1/ La protection des agents ;

2/ La protection du public et son information ;

3/ La continuité de service public (l’un des trois principes de Rolland) s’impose comme un objectif à la fois indiscutable et évident. Mais dès lors qu’une reprise pure et simple d’activité n’est pas possible (on ne peut faire « ON/OFF »), le champ d’application de ce principe devient si vaste qu’il n’est plus opérationnel. D’un côté, l’on peut tout à fait estimer que donner accès à nos usagers à de la vidéo en ligne, assurer une veille sur Facebook, etc. est une forme de continuité. Mais, d’un autre côté, chacun mesure la distance qui sépare ces propositions d’une offre satisfaisante dans le contexte d’un déconfinement.

Quelle est la quatrième dimension ?

4/ Formulons-la de manière simple : il s’agit de redonner (un peu) le moral aux gens. En fait, ce quatrième objectif a une fonction heuristique : il permet de « tester » telle ou telle modalité de reprise au regard de la déprime générale. Considérons un personnage fictif : Ernesto Duproust-Anton. Célibataire de 35 ans, autoentrepreneur fauché, il vient de passer deux mois dans un studio sans jardin, mitoyen d’une famille épanouie et complètement dévouée à la démographie française. Ernesto a hâte que le Labo rouvre. Mais si c’est sous la forme d’un drive piéton, impliquant de réserver via internet un bouquin sans jouir du plaisir de l’hésitation, puis de le retirer dans un hall façon SNCF ventilé par des courants d’air et habité par des fonctionnaires fantomatiques, la déprime d’Ernesto sera-t-elle soulagée ?

Comment avez-vous mis en place un dispositif pour contenter Ernesto Duproust-Anton sans le mettre en danger ?

Nous avons retenu trois modalités de réponse :

1/ Le Labo est un lieu, au sens plein (selon le concept forgé par Marc Augé), et le confinement cause aussi une privation ou une disette de lieux. Il fallait se donner les moyens de rouvrir le lieu. Mon équipe a fait un super travail de signalétique, d’organisation des circulations, de paramétrage des outils logiciels organisant la circulation des documents, etc. Nous avons installé une jauge limitée (60 personnes en simultané), retiré les assises (en tissu, impossibles à nettoyer), mis en place une quarantaine (comme partout dans le monde des médiathèques, auquel nous appartenons aussi), etc. L’exposition permanente, le CambraiScope (CIAP de Cambrai) a nécessité assez peu d’aménagements, parce que, dans sa scénographie, le regard et l’écoute priment sur la manipulation.

Trois ingrédients ont été utiles à cette mayonnaise : l’existence de nombreux référentiels (par exemple, les recommandations formulées ensemble par plusieurs associations professionnelles de bibliothécaires), la possibilité d’avoir en interne (au moins au sein de l’équipe de direction élargie) des débats franchement contradictoires, l’appui ponctuel d’autres services de la collectivité.

2/ Avec la mise entre parenthèses des offres relevant du spectacle vivant et/ou de la politique des fêtes, les villes ont le souffle court. Comment créer, même dans des proportions modestes, un objet de désir relevant de l’excitation culturelle, versant ludique ? J’ai missionné une équipe de 4 ETP créatifs pour la mise en place, dans des délais très resserrés, d’un jeu d’évasion à l’échelle du bâtiment, appuyé sur une appli que chaque participant utilisera à partir de son propre smartphone, en toute intimité, mais sur place. Aux dernières nouvelles, on devrait y croiser le représentant Joseph Lebon en son sanguinaire tribunal de Cambrai (1794) ainsi que des habitants du monde souterrain.

3/ Au sein du Labo, l’Escalier des images est un espace dédié au mapping vidéo. Il sera utilisé cet été pour la diffusion d’œuvres immersives très courtes (3 minutes) et très fortes, accueillant des micro-jauges. Le cycle est coédité avec l’École supérieure d’art de Cambrai. Une œuvre toutes les deux semaines, cela rapproche l’horizon des sorties. Si, entre-temps, comme je l’espère, les cinémas ont rouverts, cela restera intéressant. S’ils n’ont pas ouverts, cela sera (localement) unique.

Tout cela ne vaut ni un carnaval ni un festival, mais ça n’est déjà pas mal ; nous faisons le job.

Le public était-il au rendez-vous ? Est-il inquiet ? Respectueux des règles ?

Nous avons accueilli 170 personnes la première après-midi, et depuis entre 100 et 150 personnes par après-midi. En temps normal, nos compteurs de passage enregistrent entre 500 et 1000 personnes par jour. Le public n’a pas l’air inquiet et il est très respectueux des règles. Les collègues me font remonter, justement, des remerciements explicites tant pour la réouverture du lieu que pour les mesures « sanitaires » jugées satisfaisantes. Chez certains habitués, ils observent également une modification ponctuelle des comportements (untel vient moins souvent et emprunte plus d’un coup, etc.).

Tout au long du confinement, vous êtes d’ailleurs passé au numérique et avez eu de nombreuses initiatives dont “LABOnnepioche”, pouvez-vous nous en parler ? Et aussi, comment cette vie numérique s’inscrit-elle dans la continuité de ce que vous faites? Le confinement a-t-il suscité certaines créativités ou bonnes pratiques que vous allez poursuivre ?

Soyons honnêtes : le surcroît d’activité en ligne a été d’abord une solution de repli, avec une double dimension de com et de community management. Ne serait-ce que parce que notre présence numérique est soumise à des biais bien connus (spécialisation, équipement, compétence, bulles de confirmation…) ainsi qu’à une concurrence avec des natives beaucoup plus forts et pertinents. Mais LABOnnepioche (de la veille de ressources en ligne) et LeGALLUduLABO (orienté « histoire locale » et patrimoine) ont été plutôt correctement suivis, et apparemment bien appréciés.

Surtout, l’offre de ressources numériques distantes (autoformation, VOD), qui est devenue une composante ordinaire des équipements de lecture publique, constitue un vrai service, qui a commencé de rencontrer son public. Il est évident que c’est un axe qui continuera, comme ailleurs, d’être renforcé.

Avez-vous une idée de quand l’ensemble des activités pourra pleinement reprendre ?

La première interrogation concerne la création d’un centre d’accueil de loisirs « sciences et numérique » thématisé sur la magie, en partenariat avec le service jeunesse de la ville, qui devait ouvrir cet été. Y aura-t-il des ALSH cet été ? Formerons-nous, pour la première fois, 40 magiciens ?
Ateliers, prix littéraire, stages numériques, label labo-sitter, concours science & cuisine, festival d’histoire, expos d’urbanisme, ciné-club, murder party, concerts et petites formes, sessions de découverte du patrimoine pour manipuler les trésors du Moyen Âge, toutes ces activités qui relèvent aussi de notre ordinaire, nous les avons toutes reportées à la rentrée.

Comment s’est impliquée votre équipe dans cette “deconfinitur” ? Parlez-nous de cette vidéo si pleine d’énergie !!!

Cette vidéo, que j’espère rigolote, est à la fois anecdotique, utile et fondamentale.

Anecdotique parce qu’elle est dérisoire au regard ce qui compte concrètement : bien accueillir les gens dans un beau lieu, pour un service rendu.

Utile, parce qu’elle les informe. J’avais été, au cours d’un webinaire, saisi par l’importance que mes collègues membres de l’Association des musées et centres de culture scientifique, technique et industrielle (AMCSTI) donnaient à l’impératif de « rassurer » les publics.

Fondamentale, parce qu’elle exprime l’état d’esprit offensif et (quand il faut) sérieusement décalé des équipes. Or, l’état d’esprit a fort à voir avec l’action culturelle. Nous devons, selon moi, assumer le fait que nous, acteurs culturels, avons pour affaire principale de participer à la vie morale de la population, tout comme le gymnase et l’hôpital participent à sa vie physique, l’entreprise et la mission locale à sa vie économique, l’église et le spectacle sportif médiatique à sa vie religieuse, etc. J’appartiens à une génération qui n’avait sans doute jamais connu d’événement historique sans distance médiatique. Même si l’on est loin de ce qu’une guerre cause, nous avons tous connu a minima une transformation durable de notre ordinaire. Dans ce contexte, prêter à sourire avec les yeux, c’est aussi aider à mieux reprendre sous le masque son souffle. Cela ne subsume ni ne résume en rien la politique culturelle, mais cela y participe. L’équipe a totalement joué le jeu. Le documentariste Franck Renaud a fait un super job d’interprétation du script et de réalisation, en un temps record.

L’humour de cette vidéo est assez caractéristique : y a-t-il un « style Labo » ?

Je le pense, et je le souhaite, parce que je ne me reconnais pas bien dans la dépersonnalisation excessive des politiques culturelles, mouvement dans lequel un « on » factice ou un « nous » faussement participatif servent parfois de cache-sexe à une homogénéisation des discours et/ou une réduction de l’action. Inversement, il est heureux qu’on ait dépassé le temps où tel ou tel équipement était le miroir d’un directeur ou d’un élu en mal d’amour. Le style Labo, s’il n’est jamais perceptible, c’est qu’il se nourrit des personnalités variées qui composent la structure. Et s’il précipite bien, c’est grâce à l’indispensable et bienveillante confiance de notre tutelle.

D’autres médiathèques et lieux culturels vous ont-ils contacté pour suivre votre “exemple” et rouvrir vite ?

Dans le cadre de notre projet culturel d’établissement, nous avons reçu de nombreuses visites, demandes d’infos, invitations à participer à des journées professionnelles, etc. Dans le cadre de la réouverture, pas du tout, et cela s’explique par le fait que nous n’avons pas non plus inventé la roue, ni produit un CCTP miraculeux qu’on puisse recopier ad libitum. Le boulot que nous avons fait a consisté à affirmer que sous régime de contrainte (par exemple sanitaire), nous devons le service raisonnablement maximum.

Visuel : © Le Labo

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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