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Gaëlle Pineda et Nicolas Jung  : “l’affaire Wenstein a généré, avec le mouvement #Metoo, une prise de parole de gens qu’on n’entendait pas”

Gaëlle Pineda et Nicolas Jung : “l’affaire Wenstein a généré, avec le mouvement #Metoo, une prise de parole de gens qu’on n’entendait pas”

02 December 2019 | PAR Amelie Blaustein Niddam

Gaëlle Pineda et Nicolas Jung sont sémiologues, ils sont les co-fondateurs de Sémiosine un institut d’études spécialisé dans les stratégies d’expression et de positionnement. Nous les avons questionnés sur les changements de paradigme concernant la représentation des violences faites aux femmes.

 

Ma première question porte sur la temporalité. J’ai l’impression d’une convergence des luttes concernant la position des femmes aujourd’hui. La déclaration d’Adèle Haenel, et ce qu’on va appeler l’affaire Polanski. Est-ce que, en tant que sémiologues, la question du moment vous intéresse et, question sous-jacente, est-ce que vous comprenez ce qui se passe maintenant et est-ce que vous pensez qu’on est dans la suite de #Metoo ?


Nicolas Jung : Le temps nous intéresse oui, nous nous intéressons aux tendances et ce qui fait l’époque. Il est difficile de répondre précisément à cette question de la temporalité mais il semble clair que l’affaire Wenstein a généré, avec le mouvement #Metoo, une prise de parole de gens qu’on n’entendait pas jusque-là sur les réseaux sociaux. Il y a eu cette convergence des analyses, des propos féministes, des recherches féministes, en étude de genre, en étude LGBTQI+, etc. Et aujourd’hui, enfin il y a 2 ans, c’était sans doute le bon moment pour faire émerger cette parole. Et je ne pense pas qu’il y aurait eu cet impact à l’affaire Weinstein sans les réseaux sociaux … L’affaire Jean-Claude Brisseau dont on reparle en ce moment, qui date de 2005, n’a pas eu les mêmes répercussions, notamment parce qu’il n’y avait pas cette possibilité de s’emparer des réseaux sociaux pour donner ses opinions, dénoncer, revendiquer..


Gaëlle Pineda : Je pense aussi que cette convergence n’est plus une affaire de spécialistes. Ce qui a changé, c’est qu’avant ces luttes, ces questions-là, étaient réservées aux féministes, aux intellectuels. Avec #Metoo, les individus ont pu s’approprier le # eux-mêmes sans être nécessairement dans quelque chose de théorique. Cela donne à ce mouvement quelque chose de beaucoup plus concret, quelque chose qu’on peut s’approprier. Je pense que cette lutte est audible de par son incarnation. C’est l’enjeu du clip “Balance ton quoi” d’Angèle dont on a beaucoup parlé l’année dernière. Son propre retour sur son clip est intéressant, elle qui a dit « aujourd’hui ce clip je l’ai fait sur ce que je ressentais, à l’époque, ce que j’observais à l’époque de manière assez spontanée ». Par la suite, elle s’est intéressée au sujet, elle a rencontré des féministes, des gens qui travaillent sur la question. Elle précise que son clip n’était pas suffisant mais que c’était un acte important pour elle. 

C’est tout cet ensemble de choses qui permet aujourd’hui à tout le monde de s’approprier ces questions, et la question principale, ce que dit notamment Adèle Haenel, c’est que chacun s’interroge à son propre niveau. C’est cela qui fait la contemporanéité de ces choses. Aujourd’hui chaque fait est regardé au prisme de ces questions : un film, un livre : « est-ce que ce livre est compatible avec une vision féministe, ouverte, etc. » ou son contraire, et ça, je pense que c’est nouveau.

 

Vous avez cité Adèle Haenel et Angèle, il y a la question de la place des artistes qui se retrouve être en tête. Adèle Haenel parle parce qu’elle est une actrice connue et reconnue et Polanski est également attaqué parce que c’est une icône. Ce climax du #Metoo repositionne-t-il la classique et éternelle place des artistes dans la société ?

 

GP : Ce qui nous intéresse moins, c’est la place de l’artiste. Nous travaillons beaucoup sur les représentations des femmes et des hommes. Et ce sont sans doute dans les séries actuellement que les questions portant sur les féminités et les masculinités sont posées de la façon la plus intéressante. Ce sont elles qui ont beaucoup fait bouger les choses sur tout ce qui est de l’ordre de l’introduction de nouvelles féminités, de nouvelles masculinités, de nouvelles sexualités. Mais finalement, c’est normal aujourd’hui qu’il y ait des prises de position dans le milieu culturel parce que c’est de notre culture collective dont il s’agit. Et c’est précisément notre culture collective que nous questionnons. En fait, ce qu’il y est mis à mal, c’est le mythe d’une certaine féminité, d’une certaine masculinité, le mythe d’un rapport binaire d’opposition entre l’homme et la femme, que construisent les histoires que les artistes nous racontent depuis des siècles. Je pense que c’est pour cette raison aussi que les déclarations les plus fortes s’entendent dans le champ culturel. La culture c’est en partie ce qui crée notre imaginaire. Et c’est pourquoi elle est mise à mal ou, du moins, interrogée.

 

Et sur Polanski même, la question qui est posée partout c’est « l’homme, l’œuvre », est-ce que vous avez l’impression que c’est une question qui est à enterrer ou est-ce qu’elle est encore d’actualité ?

 

NJ : La  place de l’artiste ne me semble pas vraiment interrogée par le débat sur les violences faites aux femmes. Ce qui est remis en cause, c’est ce système binaire masculin/féminin dont Gaëlle parlait, où le masculin est fort, le féminin est faible, où le masculin est le dominant, le féminin est l’objet à dominer. Si la place de l’artiste ne nous semble pas vraiment remise en cause, en revanche, sa responsabilité en tant qu’homme, oui.  Je ne suis pas pour la censure en aucune manière. En revanche, l’affaire Polanski interroge notre position de spectateur qui se demande « est-ce que je vais voir le film » ou « qu’est-ce que je peux faire, est-ce que je me rends complice de Polanski et de ce qu’il a fait quand je vais voir le film « J’accuse » ? » Pourquoi ce titre « J’accuse » ? Pourquoi ce film-là, ce thème-là ? D’où ce sujet qu’on entend partout : peut-on dissocier l’artiste de l’homme ? Je n’ai pas de réponse tranchée, mais je me la pose comme tout le monde et je pense que c’est légitime de se la poser quand on voit que c’est quand même en tant qu’artistes que ces hommes qu’on accuse ont abusé de leur position pour un jour harceler, violer, etc. Je ne parle pas de Polanski en particulier, mais toutes ces questions-là sont importantes.


GP :, Je suis irritée d’entendre « oui de toute façon on ne peut plus rien écrire, on ne peut  plus montrer du sexe à la télévision, au cinéma… » c’est un faux débat. Il y a des films d’aujourd’hui, ou d’hier, qui ont été assez transgressifs en termes de sexualité, mais il y en a qui n’ont pas suscité le débat. Mais aujourd’hui, on est en droit de réinterroger les films du passé qui souvent mettaient en scène cette domination du masculin sur le féminin. Prenons l’exemple du Western et du schéma :  l’homme prend la femme par les bras, elle le gifle et elle l’embrasse. Que faire de ça ?  L’idée n’est pas de supprimer les westerns, je ne suis pas pour qu’on les brûle, mais on peut tout de même dire que ces œuvres-là ont participé à la construction de culture binaire de la société. En ce qui concerne Polanski, en revanche, je suis un peu plus virulente, je l’avoue, plus en tant que femme qu’en tant que sémiologue. Comment un réalisateur peut-il s’emparer de ce sujet, qui est donc une erreur judiciaire, la plus criante,  avec les affaires dont on l’accuse, lui ? Ce film, pour les personnes qui ont subi une quelconque violence, est un peu comme une gifle parce que le réalisateur dit que, quelque part il est lui aussi victime d’une erreur judiciaire.  Ce qui génère aussi la crispation, c’est ce côté  “je suis moi-aussi un grand homme accusé à tort”.  Se saisir de ce sujet est pour moi une provocation.  Il ne faut pas être étonné, connaissant le dossier, de ces conséquences-là, et c’est justement ça que je ne comprends pas : l’étonnement. Les gens disent « comment c’est possible ? » mais bon il a quand même pris un sujet qui pouvait entraîner ce genre de retour de bâton médiatique. A mon niveau, je n’irai pas voir ce film parce que c’est ma manière à moi aussi de m’inscrire dans ce débat

 

Dernière question : vous observez les affiches, la communication, la façon dont on écrit les choses et, en ce moment, il y a des placards dans les rues qui dénonce aussi les féminicides et pourtant c’est aussi un geste artistique, une prise de parole, c’est de l’action painting. Comment est-ce que vous regardez ça ? 

 

GP : Cela nous touche personnellement en tant qu’individus et citoyens et que ce soit placardé ainsi dans la rue, c’est ultra pertinent. En termes de sémiologie ou de communication, c’est très pertinent de l’avoir fait dans la rue avec ce minimalisme-là qui est très frontal. Quand on écrit « Renée, brûlée » ce sont des mots particulièrement forts, sur des actions particulièrement fortes.  Le message porte une sorte de neutralité formelle mais les mots ne sont pas neutres. Ce qui est intéressant c’est cette neutralité inscrite littéralement noir sur blanc. Cela vient dire « Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? Qu’est-ce que vous pensez faire ? Comment allez-vous réagir ? ».


NJ : C’est aussi une question très politique, on a toujours écrit sur les murs, comme en mai 68 par exemple. Cela m’évoque également les Dazibao chinois, car le message politique véhiculé ici est important. Je ferais le parallèle avec l’interview d’Adèle Haenel pour Mediapart, quand elle dit qu’elle ne portera pas plainte parce que la justice n’entend pas les femmes. Relativement peu de cas aboutissent à la condamnation des personnes incriminées. Et donc, une façon de les dénoncer, c’est de les porter sur la place publique comme sur les réseaux sociaux.  Tout le monde n’utilise pas les réseaux sociaux mais la rue, tout le monde y passe. La télévision est obligée de s’emparer du sujet. Ce qui au départ peut être perçu comme un acte artistique devient politique et militant pour porter la parole de femmes qui ne sont plus et qui de toute façon n’avaient pas la parole. Le témoignage d’Adèle Haenel sur cette question de la place de la justice dans les violences faites aux femmes est ainsi fondamentale.

 

Visuel : ABN

 

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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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