Danse
A Barcelone, un incroyable Requiem joyeux pour la danse

A Barcelone, un incroyable Requiem joyeux pour la danse

31 May 2023 | PAR Gerard Mayen

Pour le chorégraphe catalan Pere Faura, le souvenir des épidémies (sida, covid) inspire une réflexion beaucoup plus large et insolente, sur la vulnérabilité des danseurs. Alors il jette l’éponge. Avec brio

Désolé. Amies spectatrices, amis spectateurs, il ne vous sera pas possible de voir la pièce dont on va parler ici. Or, il faut en parler. C’est une pièce que l’histoire de la danse ne doit pas oublier. Elle a pour titre Rèquiem Nocturn. Son auteur est le chorégraphe barcelonais Pere Faura. Avec neuf danseurs sur scène, également deux musiciens et un comédien, il vient d’en donner les toutes dernières représentations sur le grand plateau du Mercat de les Flors, un théâtre qui est à la danse dans la capitale catalane, ce que le Théâtre de Chaillot est pour la capitale française.

On s’y trouvait l’autre soir, quasiment par hasard. Pere Faura n’est pas totalement inconnu à Paris. Ses pièces furent volontiers programmées par les Rencontres chorégraphiques de Seine-Saint-Denis. Monté sur ressorts électriques, ce chorégraphe, plutôt populaire dans sa ville, en réfère volontiers à Jérôme Bel. En effet, il déconstruit les attendus de la représentation chorégraphique ; il les met à nu en cassant toutes les illusions du “beau geste”.

Mais bon, il fait cela à la catalane, c’est-à-dire dans une veine sarcastique bien appuyée, gourmande en calembours, situations loufoques sinon grotesques, et force détours par les cultures mainstream (c’est lors d’émissions créées pour le petit écran, qu’un public élargi l’a adopté). De quoi laisser souvent circonspect, jusqu’à ce jour, l’esprit critique hexagonal, un peu docte, qui s’emploie à écrire les présentes lignes.

Et alors, Pere Faura annonce qu’il jette l’éponge, que son Rèquiem Nocturn est sa dernière pièce. Et alors paf, voici que c’est cette pièce qui nous emballe ! Il nous explique : « Je veux bien continuer à faire des trucs sur commande, des événements, mais plus question de passer ma vie à développer une stratégie, consacrer l’essentiel de mon temps en montages de production, à chercher de l’argent, faire du lobbying, parler à des politiciens, des technocrates, des programmateurs, avec qui je n’ai pas vraiment envie. Cela peut finir par provoquer un épuisement artistique ».

A propos de toutes ces choses, on décèle un trait de génie dans la pièce Rèquiem Nocturn. C’est une pièce manifestement issue de la Covid. Elle a été entretenue par des danseurs confinés. Comme tant d’autres, de longs mois durant, ses conditions de création puis de diffusion s’en sont trouvées chaotiques et tortueuses. C’est un genre de signe miraculeux qu’elle ait pu finir en beauté sur l’une des scènes les plus cotées d’Europe pour la danse.

Or, de bout en bout, Pere Faura fait déborder son propos, très au-delà de cette seule référence d’actualité. En France, ces dernières saisons, on est parfois resté interloqué par le spectacle de pans entiers de l’art chorégraphique, lorsque l’urgence première semblait être de parler de questions statutaires socio-économiques, quitte à ne pas se rendre compte qu’une épidémie est quand même une grande, une terrible histoire de corps compressés dans un espace-temps de tensions extrêmes : bref, une vraie question de chorégraphique, projetée à l’échelle de la société.

Tumultueuse comme des montagnes russes, multipliant les plans, encastrant les écrans dans les actions directes, donnant la musique avec la puissance d’un concert, parlant beaucoup, faisant halte en scènes théâtrales, bien échevelée comme toute pièce de Pere Faura, c’est toute une pratique de la danse, quantité d’idées qu’on peut s’en faire, de discours qu’on peut en tenir, que Rèquiem Nocturn examine avec brio.

Partant de l’épidémie, c’est la vulnérabilité de la danse contemporaine, et de ses artistes même, en général, que Pere Faura vient constater. Il le fait avec humour souvent, mais colère au fond. La ligne dramaturgique est toute tissée d’une évocation de Bob Fosse, de la puissance des pièces musicales américaines, leur traduction hollywoodienne. Dans son ancêtre nex-yorkais l’impétueux chorégraphe barcelonais voit un grand maître, qui se confrontera ouvertement au thème de la mort dans All that jazz. Mort qui l’emporterait prématurément, fauché dans un univers du spectacle décidément cruel, où la star Bob Fosse fut dépassée par ses démons.

Le rythme du Rèquiem tient fréquemment du show américain. Et il faut entendre que, pour être une pièce d’art, tout requiem recèle une dimension de proclamation jubilatoire, au moment même où il célèbre la mort. Quant à la danse, Pere Faura tisse sa réflexion sur la trame où le geste dansé naît et meurt consumé dans le même instant, où toute pièce surgit et s’éteint d’un même soir, où les interprètes offrent à leur art toute leur personne, corps et esprit, à temps complet, pour rester presque à coup sûr anonyme, et voués à la précarité.

Dans la politique de la Covid, le corps devient en lui-même frontière à défendre, à masquer, derrière un cordon de distance sanitaire. Mais comment ne pas évoquer le sida, qu’il ne fallait même pas nommer lorsqu’il frappa en masse les rangs de l’art chorégraphique, avec cette particularité d’instiller un potentiel de mort sommeillant dans le corps jubilatoire vivant. Dans Rèquiem Nocturn, c’est la moins jeune des interprètes, sexagénaire, qui évoque cette mémoire. Et la question demeure : « Quel aurait été le futur de la danse, si celle-ci n’avait pas croisé l’expérience du sida ? »

Aux côtés de cette dame, tous les interprètes sont très divers. Ils trimballent l’émouvante humilité des acteurs personnels des émotions puissantes du monde. Dans la pièce, cela commence par un pastiche d’audition en vue d’un spectacle. Cette figure convenue les fait se poser d’abord frontaux, interpelant la salle dans leur mutisme, chacun isolé par les règles de la concurrence, et l’épreuve de révéler un meilleur de soi-même. Pere Faura crie sa détestation des excès de discours, ce trait de domination sociale qui pourrait expliquer un mépris pour « la poésie des seuls corps » renonçant aux leurres du langage.

On va donc s’y conformer. En rester là. Mais non sans noter quand même que vers le final de la pièce, ses danseuses et danseurs évoluent sur un plateau roulant qui parcourt la scène. On a pensé alors au Radeau de la méduse : soit le désarroi d’un désastre. Mais tout autant la vigueur d’un chef-d’œuvre.

Visuel : ©Tristán Pérez-Martín

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Gerard Mayen

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