Théâtre
Les singapouriens de Theaterworks réunissent les deux Corées à la MC93, et ils le font avec beaucoup de bonheur!

Les singapouriens de Theaterworks réunissent les deux Corées à la MC93, et ils le font avec beaucoup de bonheur!

30 November 2018 | PAR Mathieu Dochtermann

Du 28 novembre au 1er décembre, La réunification des deux Corées revient en région parisienne, à la MC93, cette fois dans une mise en scène de Jacques Vincey, tout-à-fait convaincante. Le texte, surtout, en a été traduit en anglais, car les interprètes, de la compagnie Theaterworks à Singapour, sont tous d’origine asiatique… et cela change tout ! On redécouvre certaines potentialités du texte, dont la complexité, mais aussi la relativité, est mise en exergue par le pas de côté qui a été fait. Passionnant et stimulant, une réussite !
[rating=4]

La réunification des deux Corées, c’est évidemment cette pièce de Joël Pommerat qui a beaucoup tourné, et non sans raison, et a laissé de bons souvenirs à des milliers de spectateurs. Cette série d’une vingtaine de vignettes, d’une lucidité cruelle tempérée par un humour assez noir, décline une exploration autour du thème de l’amour. Amour romantique, certes, mais il faut rappeler ici que l’amour filial ou l’amour-amitié sont également traités, même si on sent que le centre de gravité est constitué par le couple, hétérosexuel par ailleurs.

Un texte vif, intelligent, qui secoue gentiment le spectateur jusqu’à ce que ce dernier, imperceptiblement, se rende compte qu’il a été en réalité renversé, que de voir toutes ces versions du Sentiment Roi l’a insensiblement conduit à prêter l’oreille à ses échos intérieurs, et l’a conduit à se questionner sur ses propres positionnements. Un excellent texte de théâtre, une œuvre belle et utile.

Mais il ne s’agit plus ici d’une mise en scène du prolifique auteur. Exit le dispositif bifrontal, le long couloir sous les regards du public où les personnages s’exp(l)osaient en toute impudeur ! Ici, une cage est montée dans la cage de scène, et le spectacle se jour sur un plateau sur le plateau ! Jacques Vincey, qui signe cette nouvelle version de la pièce, a voulu jouer d’emboîtements mais dans la sobriété. Les personnages se donnent à voir sur des tréteaux montés au centre de la scène. Entre trois murs noirs tendus sur des échafaudages qui se perdent dans les combles. Une boîte dans la boîte.

Les comédiens sont alors comme enfermés dans un espace où ils sont livrés au regard. Pour eux, pas de coulisses : quand ils ne sont pas en jeu, ils se posent discrètement sur des chaises disposées au fond, derrière les tréteaux. Les changements de costumes – souvent très symboliques – se font également à vue. Le théâtre se fait dans un espace nu, et déploie toute sa puissance : par la grâce du texte, par la force des interprètes, des mondes entiers surgissent, un appartement, le bureau de la directrice, un couloir… C’est un bien bel écrin pour servir le texte.

On regrettera juste, dans les choix de Jacques Vincey, une utilisation malheureusement anecdotique de la vidéo : alors que tout le reste de sa mise en scène est juste, une séquence de deux minutes, en noir et blanc, réintroduit une mesure superflue de réel, sans rien apporter de décisif à la dramaturgie ni au sens de l’ensemble. On pourra également regretter un final un poil convenu, qui n’est pas du genre à river le spectateur à son fauteuil, ni à lui faire ressentir un long frisson. L’usage des images d’orage, pendant le spectacle, était tellement plus efficace !

En tous cas, le point focal de la pièce, surtout pour ceux qui l’ont déjà vue, c’est assurément et sa traduction et ses interprètes.

Ceux-ci ont, de fait, imposé celle-là, puisque singapourien.nes, maltais.es, indien.ne.s, ils ne pouvaient jouer le texte en français. La traduction ne peux rendre compte complètement de la saveur et de la complexité de la langue de Pommerat… mais… Il en reste quelque chose, dans la construction, dans la vigueur, dans la malice, qui a résisté à la moulinette linguistique. Il se trouve même quelque chose de nouveau, un nouveau rythme, une nouvelle musique, comme si on avait habillé un vieux squelette d’une chair toute nouvelle. Le traducteur, Marc Goldberg, mérite qu’on lui adresse les plus vives félicitations.

Et les interprètes eux-mêmes valent le détour : malgré peut-être un ou deux bémols sur la distribution, la plupart sont excellents, et portent des personnages parfois difficiles sur des distances tellement courtes que rien, sinon l’excellence, ne peut leur donner la consistance suffisante à embarquer le spectateur. On a droit à quelques sommets d’anthologie dans l’intensité et l’engagement. Et les spectateurs n’arrivent pas toujours à se retenir d’applaudir entre les vignettes !

Surtout, grâce au décalage généré par la langue et par l’origine des interprètes, de nouveaux sens se révèlent dans le texte. On mesure à la fois ce qu’il a d’universel, et aussi ce qu’il a sans doute sinon d’irréductiblement français, tout du moins de profondément occidental. Un nouvel espace de résonances et de questions s’ouvre alors, du simple fait qu’un spectacle déjà connu, revient après avoir fait un travail d’appropriation par l’Autre. A soi seul, c’est déjà une raison d’aller y jeter un œil !

Encore deux soirs à Bobigny, mais le spectacle est en tournée et les occasions de le voir ne manqueront pas… du moins l’espère-t-on !

De Joël Pommerat
Mise en scène Jacques Vincey
Spectacle en anglais surtitré en français
Show in English with subtitles in French

Avec Cynthia Lee MacQuarrie, Ebi Shankara, Janice Koh, Karen Tan, Pavan J Singh, Tan Shou Chen, Timothy Nga, Umi Kalthum Ismail, Zelda Tatiana Ng

Musicien Alexandre Meyer
Traduction et collaboration artistique Marc Goldberg
Scénographie Dennis Cheok (UPSTAIRS_)
Lumières Marie-Christine Soma
Musique et son Bani Haykal
Costumes Afton Chen (Reckless Ericka)
Vidéo Brian Gothong Tan

Viseuls: (c) Christophe Raynaud de Lage

Infos pratiques

Théâtre Saint-Léon
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Minel-A

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