Théâtre
[Interview] Frédérique Voruz pour Le grand jour

[Interview] Frédérique Voruz pour Le grand jour

22 February 2023 | PAR David Rofé-Sarfati

Frédérique Voruz a repris sa plume pour écrire un deuxième opus à sa pièce Lalalangue. Cette nouvelle pièce, Le grand jour, créée au théâtre 13 en Juin 2022 se joue au Théâtre du Soleil jusqu’au 3 mars. Elle est incontournable. Frédérique Voruz a accepté entre deux dates de répondre à nos questions. C’est brillant !

Le grand jour, c’est le jour de l’enterrement de la mère. Au retour de la mise en bière, dans la cuisine familiale, la fratrie à fleur de peau partage le banquet des non-dits et des bondieuseries. La cuisine, autel des rites familiaux, devient un théâtre tragi-comique où apparaît le spectre de la mère et où se dégueulent les secrets les plus inavouables, le passé non réglé et la difficulté à s’aimer. Ça parle très vite, parfois même plus vite que ça n’élabore. C’est vif. Une spontanéité qui veut cacher la douleur ne parvient pas à escamoter les rancunes. Frédérique Voruz maitrise son écriture théâtrale ; le texte vit au plateau tandis que le plateau vit par et pour le texte. Les références à la peinture et à la musique classique façonne l’œuvre. Sa mise en scène innovante offre un espace merveilleux aux personnages et aux acteurs qui les défendent. Brillante comédienne, elle emmène ses comédiens au plus près de ce texte plein d’humour, à la fois intrigue policière et psychodrame psychanalytique. 

LA COMÉDIENNE ET DRAMATURGE : FREDERIQUE VORUZ

Parler de sa famille c’est parler de ses origines et donc de sa propre légitimité au monde ; d’ailleurs dans la pièce il y a le thème de la bâtardise en creux. Quel rapport faites-vous entre cette famille d’origine et votre vie de transfuge aujourd’hui ?

Je ne sais pas si ce qui a impulsé ce texte était une question de légitimité. Certainement, car pendant très longtemps la question de la place a été pour moi centrale. Trouver ma place dans ce monde dans lequel je ne me sentais pas autorisée à être. Il était essentiel pour moi de faire quelque chose en mon nom, quelque chose qui me soit propre. Faire du théâtre à partir de cette famille si dysfonctionnelle a été thérapeutique certainement. Cela l’amène à l’endroit de la fiction. Ça éloigne le réel. Et sur le plateau, je peux mettre en scène le fantasme d’une famille réunie. Il y a une forme de résolution, même s’il ne s’agit tout de même pas d’un « happy end ». Dans ma famille, on a du mal à se dire les choses face à face. Même à se les dire tout court. On apprend des choses sur certains frères et sœurs par l’intermédiaire d’autres. Avec ce spectacle, je pense que je voulais que les choses soient dites. Yeux dans les yeux, face à face.
On dit souvent que dire c’est réparer. Je pense que mettre en scène cette famille me met en paix avec la mienne. Ou plutôt avec les attentes que je pourrais avoir avec la mienne.
Je n’ai pas quitté ma famille, je vois tous mes frères et sœurs, et mes parents. Je suis en lien avec tous et toutes. Je pense qu’au fur et à mesure de mon analyse, et au fur et à mesure des spectacles que je crée (le premier Lalalangue était un seul en scène autobiographique), j’accepte là d’où je viens. Je n’en ai plus honte.
Peut-être qu’il a été pour moi plus thérapeutique de montrer que de cacher. J’ai mis en lumière sur scène ce qui pour moi avait été le plus difficile à vivre, le plus honteux, le plus douloureux. Le pouvoir de sublimation du théâtre est immense.
Par rapport au personnage de Mona, je pense que davantage que la bâtardise, il y a une enfant qui échappe à cette famille. Qui apprend que finalement elle n’en fait pas totalement partie.
J’ai extrait le personnage de Mona de la fratrie. Elle n’a au moins qu’une seule moitié de ces parents défectueux. C’était un fantasme d’enfant. M’extraire de cette famille. Je ne me suis jamais raconté que j’étais adoptée ou illégitime, mais je m’étais nommée autrement : Frédérique Di Caprio. J’ai longtemps cru que c’était simplement un fantasme de petite fille, mais c’est en fait très important. Enfant, je m’étais nommée autrement, extraite de ma famille, je m’étais identifiée à un autre destin, un destin en lumière, un destin d’actrice, loin de l’autarcie et de la crasse dans laquelle nous avions grandi.
Je pense qu’inconsciemment j’ai offert à ce personnage d’être différente, en partie libre.

La pièce évoque cette étrange relation des frères et sœurs entre détestation et amour quasi archaïque. Clémence l’aînée cherche à pacifier. Pourquoi croyiez vous nécessaire cette harmonie ?

Je me souviens parfaitement que j’ai pris la mesure de qui était ma mère et du dysfonctionnement de ma famille à 14 ans. Dès lors, mon objectif a été de réparer, de guérir, mais aussi de rester en lien. Je n’ai pas voulu quitter, j’ai voulu être en paix. C’était une obsession adolescente, vouloir rétablir du dialogue avec ma mère. Et rassembler ma famille. J’ai très récemment compris que ce fantasme était loin d’être celui de mes frères et sœurs, qui n’ont pas ce désir idéal de l’harmonie, qui ont accepté que cela n’arriverait pas. Ils préfèrent passer de bons moments choisis avec les frères et sœurs plutôt qu’une énième réunion familiale forcée. Pour moi j’imagine qu’il est question de garder le corps entier. Tout a certainement à voir avec la jambe manquante de ma mère, que j’ai voulu remplacer. Je cherche à rester un, à garder le tout ensemble.
Une psychanalyste venue voir la pièce m’a fait remarquer quelque chose dans mon texte : le personnage de Julie voudrait se reconvertir dans le Kintsugi, cet art japonais qui offre une seconde vie à un objet brisé : on répare un objet en laissant visible la cassure, en recollant les parties avec une laque mélangée à de la poussière d’or. C’est l’art même de la résilience. L’objet est plus beau après avoir été brisé, il est complet, et garde ses cicatrices, magnifiées à la poussière d’or. Je n’avais pas réalisé qu’avoir mis cela dans mon texte était l’illustration même de mon désir de réparation, faire quelque chose avec ce qui est, c’est finalement le propre même du théâtre. C’est la fêlure qui touche le spectateur.
J’ai voulu commencer et terminer le spectacle par un chœur forcé d’être ensemble, sous un parapluie, sur la tombe de La Mère, et j’ai terminé le spectacle par une chanson en harmonie. Une harmonie choisie cette fois. C’est important après tant de dysharmonie tout au long du spectacle. J’avais besoin d’une résolution sans avoir à l’expliquer. C’est symbolique. Cela apaise. Mon objectif est de faire avancer les choses. Je suis une adepte de la lumière à la fin d’un spectacle, d’une ouverture. Je n’ai d’autre part aucune jouissance à charger le spectateur sans le libérer ensuite.

Le thème du divorce semble s’être estompé.  Il y a toutefois deux couples dans la pièce. Quelle est aujourd’hui votre pensée de créatrice sur le divorce, sur le mariage et sur le couple ?

Je n’ai pas d’avis moral sur le couple ou le mariage. J’ai en revanche un idéal me concernant. J’aspire à un couple sur la durée, à une relation qui se construit et qui affronte les tempêtes de la vie. J’aspire à la fidélité, car je n’ai pas envie de faire souffrir l’autre, ni de souffrir moi-même. Et je m’apprête à me marier. Cependant dans ma pensée de créatrice, j’ai conscience de combien il est difficile d’être en couple, de tolérer l’altérité au quotidien, d’accepter l’autre tel qu’il est. J’ai envie de développer ce sujet, tout comme je l’ai toujours fait, de mettre en lumière ce qui est réel, ce qui est. J’ai un regard très lucide sur moi, peut-être que le fait d’avoir renoncé à l’idéal d’un couple parfait depuis longtemps me permet d’avoir un couple qui dure. Donc, davantage qu’une position sur le rapport de couple, j’ai plutôt, comme le reste, une lucidité sur moi-même, sur la difficulté que cela implique. Comme mon désir d’harmonie dans la famille, je l’ai en amour. Mais c’est pour moi. Je pense qu’on est dans une époque où c’est à chacun chacune de réinventer son rapport sexuel, mais comme absolument tout, cela ne va pas sans se désidentifier de nos traumas et symptômes, pour laisser la place à l’autre. C’est en tous cas ce que j’essaie de faire.

Le grand jour

du 15 février au 05 mars 2023 au Théâtre du Soleil  – Texte et mise en scène Frédérique Voruz. Avec Anaïs Ancel, Emmanuel Besnault, Victor Fradet, Aurore Frémont, Sylvain Jailloux, Rafaela Jirkovsky, Eliot Maurel, Frédérique Voruz. Conseil artistique Franck Pendino & Joséphine Supe | Scénographie Frédérique Voruz & Geoffroy Adragna | Conception décors Geoffroy Adragna | Création lumière Geoffroy Adragna | Création son Benoît Déchaut

Crédit Photos : © ANTOINE-AGOUDJIAN

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David Rofé-Sarfati
David Rofé-Sarfati est Psychanalyste, membre praticien d'Espace Analytique. Il se passionne pour le théâtre et anime un collectif de psychanalystes autour de l'art dramatique www.LautreScene.org. Il est membre de l'APCTMD, association de la Critique, collège Théâtre.

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